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contribué à envoyer Milutine en Pologne s’explique sans peine. Le chancelier, en diplomate et en ministre des affaires étrangères, se préoccupait naturellement de l’opinion du dehors et des cours étrangères ; il rappelait que l’autonomie, da la Pologne avait la sanction d’un pacte international que la Russie n’était entrée à Varsovie qu’en prenant l’engagement solennel de donner au royaume du congrès des institutions particulières, nationales. A cet argumentaire du droit public de l’Europe, le triumvirat moscovite répondait que, par leur révolte, les Polonais avaient de leurs propres mains déchiré les traités de Vienne, et que la Russie n’était pas tenue à observer plus strictement les engagemens de 1815 que l’Autriche et la Prusse, qui, depuis longtemps, n’en tenaient plus compte. Le chancelier et les adversaires de Milutine, de Tcherkasski et de Samarine répliquaient à leur tour qu’en mettant la Pologne au régime de lois agraires, OÏL s’exposait, au lieu de pacifier le pays et de désarmer l’hostilité de l’Europe, à soulever de nouvelles et dangereuses complications. A cela les trois amis répondaient que la Russie pouvait faire dans le royaume ce qu’elle venait de faire dans l’empire aux applaudissemens de l’Europe, et qu’en agissant avec vigueur et décision, elle déconcerterait tous ses ennemis du dehors. Ils représentaient vivement enfin qu’en se faisant en Pologne le protecteur des paysans, le gouvernement russe isolerait l’aristocratie polonaise dans le royaume même et ramènerait à sa cause la grande majorité du peuple polonais.

Si l’affaire était grave, elle fût, on le voit, examinée sous toutes les faces. Après de longues et amères discussions, les trois amis l’emportèrent, bien qu’au fond la majorité du comité leur demeurât plutôt hostile. Comme dans la commission de rédaction, ils durent leur triomphe moins peut-être à leur ténacité et à leur éloquence, moins même à la volonté de l’empereur qu’à l’appui de la presse et de l’opinion publique, qui, en. dehors de la haute société pétersbourgeoise, se prononçait bruyamment pour leur système par la bouche de M. Katkof et la Gazette de Moscou. Les lois agraires furent approuvées, et dans les rues de Varsovie et les campagnes du royaume, l’oukase concédant des terres aux paysans polonais fut bientôt Tu avec solennité par des hérauts spéciaux « au nom du roi de Pologne. » Nous verrons prochainement quels étaient l’esprit et la Substance dès projets apportés à Pétersbourg par les trois amis, nous verrons en même temps de quelle façon, et au prix de quelles luttes, au milieu de quelles intrigues nouvelles de Pétersbourg et de, Varsovie, ont été appliqués les oukases du tsar.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.