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bien disposés que lorsque je les ai quittés. D’après leurs récits, les paysans de ce côté, quoique beaucoup plus pauvres, sont aussi développés, moralement et manifestent la même entière confiance dans le gouvernement russe. Cela est d’autant plus surprenant que, dans cette province, ils sont malmenés par le prince ***, qui fait retomber sur les paysans polonais toute son aversion de propriétaire pour l’émancipation en Russie. Samarine, qui est son parent, était justement allé de ce côté pour mettre un frein aux duretés de cet imbécile, mais il est revenu sans le moindre espoir de l’avoir corrigé. C’est là le côté sombre de cette heureuse expédition………. »

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Ces curieuses lettres, dont on ne saurait suspecter la sincérité, montrent quelle était, à l’époque même de l’insurrection, la situation du paysan polonais. Rien ne fait mieux comprendre combien, avec un pareil peuple, toute tentative de révolte était folle. Bien que, de l’aveu de Milutine et de ses amis, le paysan polonais fût pour le niveau moral bien supérieur à ce qu’on disait à Pétersbourg et à Varsovie même, son abaissement séculaire l’avait rendu sourd ou insensible aux idées de patrie et de nationalité, tandis qu’il prêtait docilement l’oreille aux missionnaires moscovites qui venaient au nom du tsar lui annoncer la suppression de la corvée et la propriété du sol[1].

Ce voyage, en excitant les espérances de Milutine, de Tcherkasski et de Samarine, leur avait révélé toute la grandeur et la difficulté de leur tâche. Déjà, dans sa défiance de l’administration civile du royaume, Milutine, à peine de retour de cette excursion, ne voyait rien de possible en dehors du système dictatorial et du concours d’agens militaires pris dans l’armée[2]. C’est, en effet, à ces moyens extrêmes qu’il devait recourir un peu plus tard. Déjà, en voyant le travail s’allonger sans cesse entre ses mains, obligé de remettre son retour de semaine en semaine, il pressentait avec chagrin que

  1. Les insurgés polonais s’en rendaient eux-mêmes bien compte. Aussi, pour gagner les paysans à leur cause, n’avaient-ils pas hésite à leur faire des promesses du même genre, de sorte qu’entre le gouvernement et les insurgés il y avait rivalité à recourir à des amorces analogues.
  2. « Tel que le conseil de Varsovie est aujourd’hui composé, il est impossible de rien entreprendre avec lui. Il est nécessaire d’agir d’une manière dictatoriale (diklatorialno). Il n’y a pas à penser à une autre façon de procéder. » (Lettre à sa femme du 25 octobre (6 novembre) 1863). Et un peu plus loin, dans la même lettre, parlant du concours qu’il rencontrait chez les officiers, N. Milutine ajoutait : « Je ne doute pas qu’on ne puisse trouver parmi eux des hommes fort utiles pour l’administration locale. » C’est à ce système, en effet, qu’il devait, comme nous le verrons, recourir en 1864, en choisissant parmi les jeunes officiers plus de cent cinquante commissaires pour régler les affaires des paysans au lieu et place des arbitres de paix employés dans le même cas en Russie.