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faire une idée complète de la situation, il faut ajouter que la classe inférieure de la population est la seule qui puisse nous consoler et nous réjouir. Tout le reste : noblesse (szlachta), clergé, juifs, nous est tellement hostile et est tellement perverti et démoralisé, qu’avec la génération actuelle, il n’est guère possible de faire quelque chose. La crainte est le seul frein d’une société dans laquelle tous les principes moraux ont été renversés, si bien que le mensonge, l’hypocrisie, le pillage, le meurtre, ont été érigés en vertus et en actes d’héroïsme.

« En dehors de la force militaire, il n’y a aucune autorité administrative. Pour notre honte, nous n’avons rien su organiser ici. Toute la police, toute l’administration, toute la justice, sont aux mains de la petite noblesse (szlachta), qui nous est hostile. En dehors des chefs-lieux de provinces et de districts, le gouvernement ne possède pas un seul agent, pas un seul représentant digne de confiance. La stupidité (toupooumié) avec laquelle nous avons laissé faire tout cela à notre barbe[1] dépasse tout ce qu’on peut croire… »

De pareilles excursions, alors que le pays était encore de tous côtés sillonné de bandes armées, n’étaient pas sans difficultés ni sans épisodes. On ne pouvait voyager sans escorte et appareil militaire, et dans la suite de cette lettre, interrompue un moment par les incidens du voyage, Milutine raconte à sa femme quelques aventures de la route.

« … Dans la nuit du samedi au dimanche, j’ai pris le chemin de fer de Vienne[2] avec Samarine et Tcherkasski ; nous avons laissé les autres à Varsovie. Artsémovitch s’est offert de bonne grâce à nous accompagner en qualité de traducteur, et il nous a rendu le plus grand service. A la tête de notre escorte était l’aide de camp Annenkof, jeune homme très déterminé, beau et brave garçon dans toute la force du mot[3]. Grâce à lui, tout a été comme sur des roulettes[4] et avec une rapidité incroyable. Nous avons fait une centaine de verstes en chemin de fer, en compagnie du chef militaire de la ligne, baron de Rahden, cousin de la baronne Edith. A l’aube, nous sommes montés dans deux calèches découvertes et nous sommes partis au galop, escortés d’un demi-escadron de uhlans et d’une cinquantaine de cosaques de ligne. Toute la journée, de huit heures du matin à six heures du soir, nous

  1. Mot à mot, à notre nez.
  2. La ligne de Vienne à Varsovie.
  3. Molodets v polnom smyslé slova. Aujourd’hui général Annenkof, un des officiers les plus distingués de l’armée russe et récemment vice-président de la grande enquête sur les chemins de fer.
  4. Kak po maslou, comme sur du beurre, expression proverbiale russe.