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Cette course a réussi au-dessus de toute attente et sous tous les rapports : temps magnifique et renseignemens abondans. A chaque pas se rencontraient des faits attachans et curieux, en sorte que l’intérêt n’a pas faibli un instant. Tout ce qui nous intriguait particulièrement, nous avons plus ou moins réussi à le tirer au clair. En outre, le résultat de nos observations est plutôt agréable, car nous avons trouvé le niveau moral du peuple bien supérieur à ce que l’on croit et à ce que l’on dit à Varsovie. Le fait est que ces infortunés paysans polonais, opprimés ou abandonnés par les pans[1] et le clergé, ne connaissaient d’autres représentans de l’autorité russe que les militaires qui venaient faire chez eux des réquisitions de chevaux, de voitures, etc.

« Pour la première fois, ces pauvres Mazoures et Krakoviens[2] se trouvaient face à face avec des représentans du souverain venus pour leur parler de leurs besoins et leur parlant en effet avec honte et sympathie. Leur confiance s’éveillait très vite, sinon partout, du moins dans la grande majorité des villages. En beaucoup d’endroits on voyait les visages s’éclaircir de joie ; les femmes pleuraient et embrassaient nos genoux. A mesure que nous avancions dans notre voyage, nous sentions involontairement naître l’espoir qu’avec une centaine de gens honnêtes et intelligens (ce qui, du reste, ne serait pas aisé à trouver ici et ce que nous ne saurions rencontrer parmi les Polonais), il serait possible, en face de toute la Pologne latine et nobiliaire[3], de relever très rapidement ce peuple opprimé qui peut devenir pour nous, au moins dans le temps présent, un réel appui[4].

« Tout cela toutefois n’est rien de plus qu’une première impression qui peut être changée par des observations postérieures. Je t’écris cela parce que je désire te faire partager toutes mes pensées ; mais, en dehors de nos amis les plus proches et les plus sympathiques à notre œuvre, je te prie de ne rien dire à personne de ces impressions et de ces espérances que chaque jour peut ébranler.

« Il faut se rappeler que nous avons visité la meilleure partie de la Pologne, la plus voisine de la frontière prussienne, la partie la plus riche et par suite la plus développée. En outre, pour se

  1. Panami. Pan, on le sait, signifie seigneur et par suite monsieur en polonais. Ce mot est ainsi fréquemment employé par Milutine et les écrivains russes pour désigner la noblesse polonaise.
  2. Mazoures, population de la Mazovie, partie centrale du royaume de Pologne du côté de Varsovie. — Krakoviens, habitans de la région de la haute Vistule.
  3. Latinskoï i chliakhestkoï Potchi.
  4. Je note ce mot : au moins pour l’époque actuelle (po kraïnémèré v nastoïachtchéé vremia), parce qu’on doit se demander si le gouvernement pouvait espérer un appui constant du peuple et qu’à cet égard Milutine était trop clairvoyant pour n’avoir pas quelques doutes sur la durée du concours du paysan polonais.