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cette toile d’araignée souterraine[1]. Pour cela il oppose à la révolution son organisation civile et militaire à lui, pour cela il relève le peuple et il tarit les sources pécuniaires de l’insurrection[2]. Il m’a en réalité réjoui par la lucidité de ses vues et même par la lucidité de sa parole dans cette question, ce qui ne l’empêche pas du reste, dans toutes les autres questions générales, de se distinguer par l’extrême versatilité (chatkostiou) des idées et du langage. Le fait est qu’il a trouvé à Vilna sa véritable vocation, et au moins pour un temps, il y rendra d’incontestables services.

« Ici c’est l’inverse, la rigueur est une affaire de hasard[3]. A côté, se manifestent des indices de tendances oligarchiques polonaises[4]. Pour la cause des paysans, il n’y a pas la moindre sympathie. Les autorités civiles, si elles n’aident pas indirectement et en secret l’insurrection, gardent vis-à-vis d’elle la neutralité, et tout le monde y paraît habitué. Il m’est déjà tombé sous la main quelques documens qui sont véritablement stupéfians (izoumitelny). Je tâcherai d’en rassembler quelques-uns de ce genre et je les présenterai avec un mémoire explicatif spécial.

« Une autre fois je vous citerai quelques détails à l’appui de ce que je viens de dire. Nos premiers entretiens ici me laissent peu d’espoir que de sérieuses mesures pour les affaires des paysans puissent être appliquées avec la composition actuelle de l’administration du royaume. »

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Ces premières impressions ne devaient faire que s’accentuer avec le séjour à Varsovie. Sous les banalités de la politesse officielle (le comte Berg était l’un des hommes les plus polis de l’empire), Milutine, Tcherkasski et Samarine ne devaient rencontrer que froideur, soupçon et défiance de la part de l’administration qu’ils étaient venus inspecter. Au lieu d’auxiliaires dévoués, ils ne devaient trouver à Varsovie, chez les fonctionnaires russes, presque autant que chez les employés d’origine polonaise, qu’un mauvais vouloir à peine déguisé. Et cela se comprend. Milutine, envoyé sans instructions précises avec mission de tout contrôler, de tout réviser, de tout remettre en question, ne pouvait manquer d’exciter la défiance et les appréhensions de tout le personnel administratif, qui flairait en lui un ennemi en même temps qu’un réformateur.

Comme toute administration, celle du royaume de Pologne défendait de son mieux son autorité, ses privilèges, ses usages et

  1. Podzemnouiou paoutiny.
  2. Au moyen d’amendes imposées aux Polonais hostiles au gouvernement russe.
  3. Sourovost délo sloutchaïnoe.
  4. Priznaki chliakhestkoï tendenzii, des tendances de szlachta, nom de la noblesse polonaise.