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gouvernement russe en Pologne n’ont pas été spécialement imaginées pour les Polonais et uniquement machinées par la haine politique. On ne les a importées en Pologne qu’après en avoir fait l’essai avec les Russes. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne pouvait néanmoins s’étonner que les procédés mis en usage à Varsovie et dans les provinces de la Vistule fussent taxés de révolutionnaires par la presse européenne : les pratiques plus ou moins analogues adoptées pour l’émancipation des serfs n’avaient-elles pas, trois ans auparavant, été dénoncées au même titre, dans la cour impériale, par la noblesse et par plus d’un des conseillers du tsar, par plusieurs même de ceux qui, avec Mouravief, en recommandaient aujourd’hui l’emploi à la Pologne et se réjouissaient de voir la szlachta polonaise livrée sans défense aux mains des « rouges » législateurs de l’ancienne commission de rédaction ?

A Vilna, Milutine et Mouravief ne discutèrent point sur les principes. Peu leur importaient les dissentimens théoriques, il leur suffisait de se savoir d’accord sur les faits, sur la conduite à tenir. A cet égard, leur entente fut facile. On en peut juger par le récit de Nicolas Alexèiévitch.


« Vilna, le 9/21 octobre 1863[1].

« Nous sommes arrivés ici en parfaite tranquillité et sans le moindre retard, c’est-à-dire à cinq heures du matin. Après avoir pris trois heures de repos, je me suis rendu chez Michel Nikolaièvitch Mouravief et j’y suis resté jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Dans une heure, j’y retourne de nouveau pour dîner, en sorte que nous ne nous serons presque pas quittés de la journée. Notre entrevue et toutes nos explications ont eu le caractère le plus cordial. Nous avons même abordé le passé, et nous nous sommes trouvés pleinement d’accord[2]. Tout ce qu’il m’a dit a d’ailleurs été fort sensé et instructif pour moi. Outre une claire intelligence des choses et des hommes qui l’entourent, il possède en réalité une remarquable capacité pour l’administration. L’énergie non plus ne lui fait pas défaut, mais j’ai été frappé chez lui d’une certaine teinte de tristesse que je ne lui connaissais pas autrefois et qui s’explique par une continuelle tension des nerfs[3]. D’après ce qu’il m’a dit, on a, dans l’espace de six mois, exécuté quarante-huit personnes ; mais quand on songe que par cette rigueur on a sauvé des centaines,

  1. Lettre de N. Milutine à sa femme.
  2. Milutine racontait que, dans cette entrevue, le général Mouravief lai avait dit à ce propos : « Je reconnais que la vérité était de votre côté. »
  3. Napriagennym sostoïaniem.