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génération : « La roulade est la plus haute expression de l’art, c’est l’arabesque qui orne le plus bel appartement du logis ; un peu moins, il n’y a rien ; un peu plus, tout est confus ; chargée de réveiller dans votre âme mille idées endormies, elle s’élance, elle traverse l’espace en semant dans l’air ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent au fond du cœur. Croyez-moi, en faisant sa Sainte Cécile, Raphaël a donné la priorité à la musique sur la poésie, il a raison : la musique s’adresse au cœur, tandis que les écrits ne s’adressent qu’à l’intelligence ; elle communique immédiatement ses idées à la manière des parfums : la voix du chanteur vient frapper en nous, non pas la pensée, non pas le souvenir de nos félicites, mais les élémens de la pensée, et fait mouvoir les principes mêmes de la sensation… Je ne mourrai donc pas sans avoir entendu des roulades exécutées comme j’en ai souvent écouté dans certains songes, au réveil desquels il me semblait voir voltiger les sons dans les airs ? »

Il convient néanmoins de savoir gré aux artistes de leur bonne volonté ; étant donné un directeur sensible à toutes les vibrations, la tentative s’imposait d’elle-même ; elle a réussi suffisamment pour encourager tout le monde, et les choses n’en iront que mieux à la prochaine expérience. Ces études journalières d’un récent passé qui, même au dire de ses détracteurs, ne fut cependant point sans gloire, ne peuvent que profiter à l’heure présente et ce serait déjà beaucoup d’y apprendre que crier n’est pas chanter ; à ce compte, un retour vers la danse vaudrait à la musique mainte aubaine ; à chaque ballet nouveau, renaîtrait un ancien opéra : « Je vous passe vos pirouettes à condition que vous me passerez mes vocalises, » et comme il y aurait encore des mécontens, on remonterait pour eux le Roi de Lahore.

Il se trouve que, par fortune, l’Opéra représente aussi en ce moment Guillaume Tell, et j’invite les amateurs à ne pas négliger cette occasion d’aller mesurer sur place le pas du géant. Je doute qu’il existe dans l’histoire de la musique un seul exemple d’une si imposante évolution : après quarante ouvrages dont la renommée a promené les mélodies dans tous les coins du monde, passer d’un coup, de l’improvisation légère et brillante qui a produit le Comte Ory à ce que la conception de l’opéra moderne à de plus sérieux, de plus réfléchi, de plus haut, sortir des crescendos, des triolets stéréotypés, des cadences à la mode, des airs de bravoure con pertichini, pour entrer de plain-pied dans le caractère et la vérité du drame, j’appelle cela faire œuvre qui date. Libre à chacun d’y aller voir et de comparer pendant qu’on nous donne aujourd’hui le Comte Ory et Guillaume Tell dans la même semaine. Musset disait : « Un spectacle dans un fauteuil, » nous dirions volontiers : Un cours de littérature musicale dans une stalle d’orchestre.


F. DE LAGENEVAIS.