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à les vouloir au point. L’impression, quelle qu’elle soit, reste personnelle. Vous sortez de là satisfait ou mécontent sans que l’œuvre désormais classée en recueille profit ni perte. Mais qu’il s’agisse d’une de ces reprises carillonnées, aussitôt la question se généralise, la discussion s’échauffe ; la grande armée de la critique arrive en masse, toute la critique, entendez-vous bien, — toute la lyre ; — et chacun d’emprunter la massue d’Hercule pour courir sus au joyeux papillon né d’une fraîche matinée de printemps et qui n’a pas même l’excuse d’être un symbole.

Quant à l’exécution du Comte Ory, nous pourrions pendant que nous sommes dans la mythologie recourir au procédé de Simonide et nous sortir d’embarras en glorifiant les dieux. Nous dirions ce que furent Nourrit, Levasseur et Mme Damoreau dans ces rôles du jeune comte, du précepteur, de la châtelaine : Nourrit la grâce, l’esprit, l’allégresse élégante et familière ; Levasseur, le chanteur et le comédien impeccables ; Mme Cinti-Damoreau, la musique même ; tous les trois se plaisant aux difficultés de leurs rôles et s’en faisant un jeu au lendemain des grandes soirées dramatiques de Moïse et de Robert le Diable, heureux artistes nés sous une double étoile triomphante. Gluck leur avait enseigné ses grands principes, l’Italie leur insufflait ses dons les plus rares ; tout émus encore des passions tragiques, il leur suffisait de voir scintiller des vocalises pour se souvenir et nous convaincre tous qu’ils étaient aussi des virtuoses ! Aujourd’hui, cette tradition n’existe plus, et nous aurions mauvaise grâce à venir reprocher aux interprètes actuels de Rossini de ne la point savoir continuer. Exclusivement voués à la déclamation, le demi-caractère leur échappe, ils n’ont rien de ce surcroît, de ce vires in posse que leurs devanciers tenaient d’une éducation, je dirais presque d’une civilisation mieux ordonnée, où la culture italienne avait aussi sa part ; ils appuient et ne glissent pas, et tous, à commencer par Mlle Daram, la plus vaillante, ont l’air de croire qu’il n’y a là qu’une question de trilles et de points d’orgue ; c’est se méprendre : il y a là une question de style. La grande erreur du commun des chanteurs, comme de certains critiques, consiste à n’examiner que les surfaces. Dire que le gosier doive être rompu aux vocalises, oui sans doute, mais on ignore trop que ces points d’orgue et ces traits ont un accent, qu’ils constituent un véritable style ; presser ou ralentir selon l’expression, se mouvoir librement à travers les mille festons dont s’enguirlande cette architecture, art délicat, précieux, des Cinti-Damoreau, des Sontag, des Frezzolini, et dont ne nous donne aucune idée tout ce chromatique nerveux que nous entendons ! Balzac, dans une nouvelle vénitienne (Massimilla Doni), a pris à partie la roulade et d’un trait en a défini la prismatique destination et donné en quelque sorte la physiologie avec cette verve enflammée, ce brio, cette compétence infuse propre à tous les grands esprits de cette puissante