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et resservir ; qu’importent les ingrédiens, Rosine, Amenaïde, Desdemona, Cenerentola, Otello, Bartolo, il n’y aura de changé que le plumage, le ramage restera le même. L’abus prolongé d’un tel système devait finir par décourager jusqu’à l’enthousiasme d’un Stendhal, et ce n’est certes pas peu dire : « On se dégoûte de Rossini, Rossini ne fait que se répéter, » écrivait de Milan, et cela dès 1820, ce fanatique des fanatiques. Et comment pouvait-il en être différemment avec un compositeur qui, bon an mal an, produisait ses trois ou quatre opéras et commençait à se mettre à la besogne quinze jours avant d’entrer en répétitions : espèce de cuisine musicale enlevée à la minute et dans le coup de feu d’une existence dont il ne faudrait point cependant trop s’exagérer les désordres ? Vivre en musicien, musice vivere, signifiait au temps d’Horace mener joyeusement la fête. Mettons que Rossini vivait en musicien et ne calomnions personne, pas même cette illustre princesse Borghèse, sœur du grand empereur, la plus belle certainement, mais aussi la plus pernicieuse des héroïnes de ce roman de jeunesse. Un livre, publié en Allemagne il y a quelques années, contient sur Rossini d’intéressans détails biographiques et bien des traits d’où l’être moral ressort à son avantage. L’auteur, M. Ferdinand Hiller, aujourd’hui maître de chapelle à Cologne et fort connu du tout Paris d’alors, nous raconte le cygne de Pesaro tel qu’il l’a vu et fréquenté à Trouville pendant une saison de bains. Ce sont de simples notes transcrites, en rentrant de la promenade, des bouts de conversation souvent tronqués, mais dont la critique pourrait s’éclairer. Empruntons et citons :

— Et quand vos prodigieux succès vous seraient montés à la tête, disais-je un jour au maestro, quoi d’étonnant à cela ?

— Mes prodigieux succès ! reprit Rossini en ébauchant un sourire ; puis aussitôt redevenant sérieux : Sachez que ni le succès ni le fiasco n’eurent jamais le don de me causer le moindre trouble, et cette philosophie me vint d’une impression de jeunesse que je n’ai depuis point. oubliée.

— Et cette impression, peut-on la connaître ?

— Quelque temps avant de donner ma première opérette, j’assistai à Venise à la première représentation d’un ouvrage de Simon Mayr. Simon Mayr était à cette époque le phénix de l’Italie ; il avait écrit pour Venise plus de vingt opéras tous acclamés, et nonobstant le public le traita ce soir-là comme le dernier des polissons. On ne se fait pas l’idée d’une telle sauvagerie ; j’en étais confondu : insulter, vilipender, apostropher de la sorte un homme qui depuis des. années se sacrifie à vos plaisirs, et qu’il suffise de quelques paoli qu’on paie en entrant ; pour vous donner ce droit ! C’est en vérité bien la peine de prendre à cœur les jugemens du monde, et depuis j’ai toujours pratiqué l’indifférence.

— Vous-même, à ce qu’on raconte, ils ne vous épargnèrent pas ?

— Vous savez l’histoire de la première représentation du Barbier :