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semble avoir déjà mis sa patine, et la muse de Rossini, moitié vivante et moitié trépassée, pourrait à ce propos se comparer à ces divinités de la fable, immortelles par un côté et caduques par l’autre.

Quel tort font aujourd’hui au Barbier les cavatines et les vocalises ? En dirions-nous autant d’Otello, qui cependant est de la même année ? Il y eut d’ailleurs plus d’une raison à cet abus du style orné, et peut-être bien qu’en étudiant chez Rossini le musicien de cette première période, on gagnerait quelque chose à consulter la chronique de sa vie galante. La cantatrice qui, de 1814 à 1823, régna souverainement à Naples, était Isabelle Colbrand, dame de beauté par excellence, déjà maîtresse du cœur de l’imprésario Barbaja et dont le jeune et brillant vainqueur allait, dès le début, subir le charme. Talent de virtuose, voix légère ayant passé fleur et ne connaissant en fait de drame que l’air de bravoure et la broderie chromatique, Isabelle Colbrand imposa les grâces et les gentillesses de sa physionomie à la musique de Rossini, et comme les sujets tragiques l’emportaient de beaucoup dans la faveur publique, il advint que le musicien, préoccupé uniquement de complaire à sa maîtresse, ne se fit point faute d’habiller et d’enguirlander Melpomène des mille fanfreluches du carnaval de Venise. Mettons qu’à la place de cette Isabelle, Rossini eût rencontré une Pasta, qui nous dit. que son génie n’eût pas affecté d’autres tendances et devancé l’heure de Guillaume Tell, poussant davantage vers le grave et préférant l’or de Virgile au clinquant du Tasse, auquel il n’a que trop sacrifié ? Tancrède et l’Italienne à Alger sont de la même venue (1812), et nous venons de voir le Barbier et Otello naître ainsi côte à côte quatre ans plus tard (1816). Deux frères du même lit, le joyeux Figaro et le terrible Maure, deux jumeaux c’est à n’y pas croire et deux jumeaux qui se ressemblent outrageusement par le brio, la verve et les joyeusetés d’une inspiration intarissable et qui, dans Otello, n’a que le tort d’être hors de saison et de continuer à badiner malgré Minerve : le procédé, l’habitude d’écrire sur le premier texte venu tout ce qui lui monte à l’esprit ; voilà le fléau ; à Naples, c’est Barbaja qui l’entreprend au prix de huit cents francs par mois, moyennant quoi il lui faudra produire au moins deux opéras par an, et d’engagement en engagement, de contrat en contrat, les choses iront de la sorte pendant toute la durée de la période italienne. Ayez donc avec cela de la conscience et trouvez le temps de mûrir vos œuvres, sans compter que, la nature aidant, tous les plaisirs de la jeunesse vous sollicitent d’autre part. Supposons que les droits d’auteur eussent alors existé, ces habitudes de la première heure, si funestes pour la dignité de l’homme et le génie de l’artiste, auraient pu être évitées. Mauvais travail que le travail à gages. En tuant l’indépendance, il supprime l’effort vers le mieux ; pourquoi se surveiller, se contrôler et tant y regarder de près lorsqu’il ne s’agit au demeurant que d’une besogne assez mal payée ? Les qualités, les défauts, tout est bon qui peut servir