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Déroulède, vingt fois rebattues par les prosateurs ou les poètes de tous les temps et de tous les pays. Nous ne les en blâmons pas, à Dieu ne plaise ! Il y a des vérités communes qu’il ne faut pas se lasser de répéter parce que les hommes ne se lassent pas plus de les entendre qu’ils ne se las sent de vivre et de voir la lumière du soleil. Le propre de quelques-uns de nos plus grands écrivains, c’est l’expression de ces sortes de vérités. Je dis seulement que le danger est grand, en pareil cas, de tomber dans le lieu-commun Les expressions qui viennent naturellement sous la plume, les développemens qui se présentent à l’esprit, les comparaisons même et les métaphores qui s’offrent à l’imagination, elles sont comme démonétisées par le long usage. Qui de nous, un jour, une fois, ne s’en est servi ? Leur donner une formule nouvelle, hic opus, hic labor est. Voilà toute la difficulté. Elle est énorme. Les romantiques l’avaient tournée jadis, on sait comment : en se faisant une loi de l’extravagance même de l’invraisemblable et du monstrueux. Ce fut le temps des brigands pleins d’honneur, des courtisanes pleines de noblesse, des laquais pleins de génie politique, le temps, l’heureux temps des Hernani, des Marion Delorme et des Ruy Blas ! Ce qu’il survivra de ce théâtre, ce n’est pas nous qui pouvons le savoir. Mais nous pouvons du moins affirmer qu’il n’était pas dans la tradition du génie français. Nous voyons donc avec plaisir, depuis quelques années, qu’on essaie de renouer la tradition malencontreusement interrompue. Mais il faut que l’on sache bien quelles difficultés on va rencontrer et qu’il n’y a rien de moins aisé que de dire d’une manière personnelle ce que tout le monde sait, sent et pense. C’est le grand art, mais il faut se souvenir que c’est le grand art, que la pente y est glissante vers le banal, que les sommets en sont ardus. Il faut double travail à ceux qui se flattent d’y atteindre. A notre avis, c’est ce que l’auteur de la Moabite oublie trop souvent. Il a plusieurs qualités : elles ne sont pas encore siennes. Il manque d’originalité Qu’il ne la cherche pas à travers des conceptions aventureuses, et qu’il continue de croire que la vérité vraie est de tous les pays et de tous les temps. Mais qu’il tâche à la dire, cette vérité, d’une façon qui n’appartienne qu’à lui. Et si jamais il y réussissait, sa part serait encore assez belle.


F. BRUNETIERE.