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bientôt après la guerre de Bulgarie, Nicolas Milutine et George Samarine étaient tous deux morts ; mais leur ami, le prince Vladimir Tcherkasski, leur avait survécu ; il fut naturellement au premier rang des missionnaires militaires ou civils envoyés par Moscou aux Slaves du Sud. Quand il acceptait la tâche ingrate de gouverner et d’organiser les contrées bulgares que venaient émanciper les armes du tsar russe, Tcherkasski croyait bien continuer l’œuvre commencée à Varsovie avec Milutine.

Grâce à cette exaltation du sentiment national, l’heure tant redoutée de Nicolas Alexèiévitch allait devenir pour lui le signal d’une sorte de triomphe plus flatteur que toutes les vaines récompenses ou distinctions officielles. Il allait voir se grouper subitement autour de lui des hommes qui, par leur caractère, leurs talens, leurs services passés, pouvaient être regardés comme l’élite de la nation, dont, en tout autre pays, plusieurs eussent aisément conquis une renommée européenne et qui sous ses ordres venaient servir en libres volontaires. Il semblait que la vieille Russie s’apprêtât à marcher sous sa direction à une sorte de croisade contre le polonisme et le latinisme, contre l’aristocratie et la révolution, liguées ensemble contre la sainte Russie. A Pétersbourg, où l’on est d’ordinaire moins enclin à l’enthousiasme qu’à Moscou, les adversaires de Nicolas Alexèiévitch allaient bientôt dire qu’il avait rassemblé autour de lui une sorte de garde prétorienne, pour aller à la conquête du pouvoir et revenir avec elle en vainqueur dans la capitale de l’empire.

L’esprit sobre et le calme jugement de N. Milutine avaient le droit de trouver à un pareil moment une satisfaction dans les sympathies et la confiance de l’opinion, et plus encore peut-être dans cet empressement des plus brillans de ses compatriotes à répondre à son appel. Ainsi appuyé sur le sentiment national, ainsi entouré des mêmes athlètes et secondé par les mêmes dévoûmens, ne pouvait-il pas compter sur les mêmes succès que dans la grande lutte de l’émancipation ? Par malheur, les difficultés étaient tout autres ; elles étaient de celles dont ni l’intelligence, ni l’énergie, ni la forcené suffisent à venir à bout. Aussi, malgré l’enthousiasme de ses compatriotes et la confiance de ses collaborateurs, Milutine semblait-il peu disposé à se laisser aller à la présomption. Aujourd’hui encore, chaque page de sa correspondance polonaise porte la trace indélébile de sa tristesse. Nous en verrons les marques et les causes en accompagnant prochainement les trois amis, Milutine, Tcherkasski et Samarine, dans leur odyssée à travers la Pologne insurgée.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU