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L’exemple de Tcherkasski et de Samarine devait être contagieux. Plus d’un compatriote allait se joindre à Milutine, plusieurs hommes distingués, les uns déjà vétérans, les autres nouvelles recrues, allaient s’engager en volontaires à servir sous sa bannière. Parmi ses anciens compagnons du ministère et des commissions de rédaction, Milutine devait entre autres retrouver, un peu plus tard, Jacques Solovief, alors renvoyé du ministère de l’intérieur où il s’était maintenu depuis le départ de Lanskoï[1].

La Russie était à une de ces heures solennelles où, éveillé par la conscience du péril, le patriotisme est prêt à tous les sacrifices, à tous les dévoûmens. Le sentiment national, imprudemment provoqué par les téméraires revendications de la Pologne et surexcité par les intempestives et coupables manifestations de la diplomatie, animait subitement tout le pays d’un ardent enthousiasme et d’une sombre résolution. A la voix stridente de M. Katkof et de la Gazette de Moscou, la Russie oubliait les difficultés, les illusions, les préoccupations et les déceptions de la veille. Toute l’attention à Moscou, et en province surtout, s’était reportée vers la Pologne, et une fois qu’on crut voir à la tête des affaires polonaises un homme dévoué et énergique, l’opinion et le pays ne lui marchandèrent pas leur appui. Le caractère russe allait dans la malheureuse Pologne donner carrière à ses élans d’enthousiasme et à ses engouemens passionnés, comme douze ou quinze ans plus tard en Serbie et en Bulgarie. Aux yeux des patriotes de Moscou, c’est au fond la même cause que soutenait la Russie dans les provinces insurgées de la Vistule et dans les contrées du Danube révoltées contre le joug ottoman. A leurs yeux, en 1863 et 1864 comme en 1877 et 1878, chez les Polonais comme chez les Bulgares et les Serbes, ce qui était en jeu, c’était toujours, sous des aspects différens, la cause slave, non moins menacée aux bords de la Vistule par les traditions latines et occidentales de la Pologne que sur les versans des Balkans par l’inepte et stérile domination ottomane. Aussi ne saurait-on s’étonner de rencontrer les mêmes sentimens et les mêmes dévoûmens, les mêmes inspirations et souvent les mêmes acteurs à ces deux époques voisines, dans ces deux œuvres à nos yeux si différentes et disparates. Quand éclatait la guerre serbo-turque et

  1. N. Milutine écrivait à cet égard à G. Samarine, dans sa lettre du 13/25 septembre 1863 : « Vous n’ignorez pas sans doute l’éloignement de Solovief du département économique (zemskii otdel). Cela s’est fait d’une manière absolument inattendue pour lui sous prétexte de diversité de tendances. N’est-il pas étrange qu’après être resté deux ans en place, tant qu’il y a eu du travail et de la responsabilité, il soit maintenant déclaré nuisible ? .. Il y a apparemment au ministère surabondance d’hommes capables ! Autrement comment expliquer, dans les circonstances actuelles, l’éloignement d’un homme qui avait donné tant de preuves d’expérience et d’intelligence des affaires ! .. »