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état, il faut t’occuper de tout[1]. » Milutine eut beau protester contre cette trop grande marque de confiance, l’empereur avait une résolution arrêtée, et il le congédia à la hâte après lui avoir permis de prendre pour collaborateurs qui bon lui semblerait, même en dehors du personnel administratif, des hommes comme George Samarine, dont le nom prononcé par Milutine avec hésitation parut d’abord étonner le souverain. Il y avait à peine dix-huit mois, en effet, que Samarine avait fait scandale en renvoyant au comte Panine la décoration dont il avait été gratifié à propos de l’émancipation des paysans. Après un instant de silence, Alexandre II consentit à George Samarine, si ce dernier agréait la proposition, puis il donna congé à Milutine avec son affabilité accoutumée en daignant le remercier et lui recommander de prendre soin de sa santé et de sa sécurité personnelle, en l’assurant qu’à Varsovie et dans le royaume tous les ordres seraient donnés pour le préserver de tout péril.

C’est ainsi dans cette entrevue précipitée et cette conversation à bâtons rompus, au milieu des préparatifs d’un voyage, que l’ancien adjoint de Lanskoï reçut, sans pouvoirs définis et sans instructions précises, une mission qui pour le royaume de Pologne devait être le point de départ d’une révolution radicale. Désormais le nom de Milutine allait être indissolublement lié au nom de la Pologne. Nicolas Alexèiévitch en eut le sentiment, et de cette seconde audience de Tsarsko, il revint à Pétersbourg plus triste encore que de la première[2].

  1. Quinze jours plus tard, dans une lettre datée de Livadia, le chef de la IIIe section ; prince V. Dolgorouki, répétait la même injonction au nom de son maître : « L’empereur veut espérer que votre commission dans le royaume de Pologne sera féconde en résultats et que vos considérans (projets de réforme), loin de se borner & la question des paysans, s’étendront aux autres branches de l’administration polonaise. » (Lettre du 26 septembre 1863.)
  2. Quelques jours plus tard, dans une lettre adressée au prince V. Dolgorouki, chef de la IIIe section, dont il réclamait l’intercession auprès de l’empereur à Livadia, N. Milutine, cherchant à bien déterminer le caractère de sa mission en Pologne, s’exprimait ainsi : « … Profondément pénétré de la gravité de l’affaire d’état qui m’est confiée, je ne l’aborde que par soumission à la volonté de l’empereur. Cet essai prouvera s’il m’est ou non possible d’être utile à l’administration polonaise. Apres avoir examiné mes propres doutes et sondé ma conscience, après m’être convaincu sur les lieux de l’opportunité de continuer ce travail d’un nouveau genre pour moi, j’exprimerai mon opinion sur ce point loyalement et franchement, n’ayant en vue que l’empereur et le bien de l’état…. »
    Et plus loin, dans la même lettre, il ajoutait en protestant contre toute nomination au conseil du royaume de Pologne : a Mon séjour en Pologne ne saurait être long et il aura en outre un but spécial, la question des paysans. Je ne pourrais assister au conseil que pour me donner une idée de la marche des affaires, non pour prendre une part directe à l’administration locale, que je ne connais pas et que je pourrai à peine connaître dans un si court espace de temps. Jusque-là ma conscience s’oppose décidément à ce que j’accepte un poste dans le royaume, ou, vu les fonctionnaires actuels ; il faut des fonctionnaires énergiques auxquels la connaissance de la langue et des mœurs du pays puissent donner la fermeté et l’autorité nécessaires. Ce n’est qu’après être resté quelque temps à Varsovie et avoir vu les choses sur place que je pourrai décider si je suis à même de continuer ce genre d’occupation, et c’est seulement l’espérance de pouvoir m’expliquer là-dessus franchement à mon retour, qui me donne aujourd’hui même le courage d’entreprendre un travail qui m’est si étranger et dont les conséquences sont si graves pour l’avenir. » (Lettre du 16 septembre 1863, traduite sur un brouillon de Milutine.)