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de son pays. « Après cela, ajouta-t-il, si on a besoin d’un simple ouvrier, je ne refuse pas mon travail. Qu’on m’envoie, si l’on veut, en commission dans le royaume, et ensuite, si l’on a confiance dans l’efficacité du traitement que j’indiquerai, qu’on charge de plus compétens de l’appliquer. — Eh bien, répliqua vivement le prince Gortchakof, c’est tout ce qu’on vous demande*. Allez en Pologne au titre que vous voudrez, mais allez-y ; aidez-nous de vos idées, de vos conseils. »

Et, en effet, c’était tout ce qu’on exigeait de lui. Sans ; qu’il n’en rendît encore bien compte, Milutine venait de déposer les armes ; les conditions mises par lui à sa capitulation lui étaient en réalité peu favorables et ne pouvaient longtemps être respectées-. En acceptant une pareille mission, Nicolas Alexèiévitch ne prévoyait pas encore qu’une fois la main dans les affaires polonaises, il ne l’en pourrait plus retirer et qu’il y serait bientôt pris tout entier. Ses réserves devaient être vaines ; il allait malgré lui être absorbé par ces poignantes affaires auxquelles il eût voulu seulement se prêter. A ses restrictions et précautions, il n’avait personnellement qu’à perdre. En refusant les titres et les emplois qu’on lui proposait pour être obligé de les accepter en grande partie plus tard, il allait seulement, à l’inverse de ce que lui conseillaient les tchinovniks pratiques, sacrifier sa fortune et ses intérêts domestiques ; il allait prendre tous les embarras tout le labeur et la responsabilité des hautes fonctions, dont il déclinait l’éclat et les avantages matériels. Les vieux courtisans se demandaient si ce désintéressement inusité, si cette fière modestie de Milutine venaient de niais scrupules ou de raffinemens d’ambition.

L’heure de l’audience impériale était arrivée. Dès les premières paroles, Nicolas Alexèiévitch s’aperçut que l’empereur était déjà au courant de sa conversation avec le prince Gortchakof. Sa Majesté semblait satisfaite que Milutine consentît à se rendre à Varsovie, fût-ce sans poste défini. Nicolas Alexèiévitch se sentait condamné ; il fit néanmoins un dernier effort pour se dérober aux offres, ou mieux aux ordres qui allaient jusqu’à la fin de ses jours l’enchaîner à ce cadavre vivant de la Pologne. A toutes les raisons données à l’audience précédente il ajouta en vain que les documens remis par l’empereur et tous les dossiers consultés depuis huit jours n’avaient fait que le pénétrer davantage de son incompétence pour une pareille œuvre. Alexandre II ne se laissa pas convaincre, il avait réponse à tout, interrompant Milutine, lui répliquant avec son habituelle bonté, le priant, l’encourageant, tout cela à bâtons rompus, en prince dont la résolution est prise, en homme pressé et distrait.