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Milutine, qu’à ce moment elle contrastait davantage avec ses préoccupations personnelles et ses angoisses intérieures.

Dans sa promenade comme dans ses visites officielles, il recueillit des encouragemens et des félicitations dont la banale politesse ou l’équivoque sincérité lui étaient pénibles. On l’assurait que, pour la Pologne, il était l’homme de la situation, qu’il saurait réussir là où tous avaient échoué ; on se montrait surpris de ses hésitations. Le chef de la IIIe section par exemple, le prince D., lui reprochait en vrai ministre de la police et directeur des consciences « de faire trop peu de cas de l’insigne confiance que lui témoignait sa majesté et de l’opportunité de prouver au souverain son dévoûment. » On n’épargnait rien pour vaincre ses répugnances ; après les considérations politiques, on faisait valoir des considérations d’un ordre privé qui, en Russie, n’ont pas moins de poids qu’ailleurs. On lui représentait qu’il ne savait pas servir ses propres intérêts, qu’au poste du marquis Wiélopolski, il recevrait un traitement de 33,000 roubles, soit une centaine de mille francs, au lieu de ses maigres appointemens de sénateur à 8,000 roubles[1].

Le prince Gortchakof, alors encore vice-chancelier et à l’apogée de sa popularité pour ses notes aux puissances sur les affaires polonaises, accueillit Milutine avec des argumens plus capables de faire impression sur un patriote. Après lui avoir vivement représenté les périls qui entouraient la Russie, l’habile diplomate lui demandait comment, à une heure où chacun devait payer de sa personne, il aurait le courage de refuser ses services, là où le souverain les jugeait utiles. « Et moi qui comptais sur vous, lui répétait le prince avec insistance. Voilà un an que nous tenons l’Europe en bride, et vous refuseriez de venir à notre aide ! Vous nous abandonneriez à une pareille heure ! Cela n’est pas possible ! » Milutine, on le comprend, avait peine à repousser de tels assauts. En vain persistait-il à se retrancher derrière son ignorance de la Pologne, à opposer son désir de ne pas se lancer au hasard dans une impasse où il pouvait compromettre les intérêts de l’état. Ses interlocuteurs ne se rebutaient point et revenaient à la charge.

Fidèle à la résolution qui lui paraissait concilier ses devoirs de sujet avec les droits de sa conscience, Nicolas Alexèiévitch finit par répondre au prince chancelier qu’il se laisserait poster en sentinelle à la porte du namiestnik (vice-roi) plutôt que de se laisser investir de pleins pouvoirs dont il n’était pas sûr d’user à la gloire

  1. Milutiae ayant décliné toute fonction officielle en Pologne, n’y toucha, m’assure-t-on, pas plus de 10,800 roubles par an, y compris les indemnités de voyage, si bien qu’il devait s’y endetter.