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lui comme pour vous. Exécutez-vous et arrivez de grâce tous deux ici, car il est indispensable de nous concerter. La question le mérite pleinement… Si vous vous décidez, informez-m’en au plus vite, soit directement, soit par Dmitri O., qui se charge de vous faire parvenir cette lettre.

« Je ne vous écris rien de notre voyage et de notre rentrée dans cette « ville florissante, » parce que j’espère vous voir bientôt vous et Tcherkasski et en parler avec vous de vive voix. »

On remarquera le ton énigmatique de cet appel. Nicolas Alexèiévitch semblait craindre d’effrayer ses amis en prononçant le nom de Pologne ; il leur parlait seulement de la question des paysans, sachant qu’avec eux c’était la meilleure amorce. Il se réservait de leur dire de vive voix le mot de l’énigme. L’occasion ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, George Samarine était à Pétersbourg chez N. Milutine. Fidèle à sa promesse, il n’avait pas attendu, pour lui faire visite, d’être informé du retour de son ancien collègue des commissions de rédaction. La lettre confiée au prince Dmitri O. l’avait croisé en route. La Pologne fut naturellement le sujet de l’entretien des deux amis. Toujours réfléchi, calme, retenu dans ses paroles[1], Samarine semblait plus soucieux et plus préoccupé que de coutume. Sans prétendre imposer à son ami une acceptation qui lui répugnait tant, Samarine, avant tout désireux de donner un autre tour aux affaires de Pologne, l’engagea à ne pas se refuser entièrement à une pareille mission. Il examina longtemps avec Milutine la question polonaise, la retournant sous toutes les faces avec sa rare faculté d’analyse et indiquant les solutions avec son implacable logique. Comme naguère dans la solitude de Raïki pour les paysans russes, le fonctionnaire et l’écrivain esquissaient ensemble, dans une obscure rue de Saint-Pétersbourg, le plan des réformes à accomplir au profit du paysan polonais. Ces deux hommes, partis de points de vue si divers, si différens de tempérament, comme d’allures et d’éducation, tous deux également bien doués, avaient l’un sur l’autre un ascendant singulier. Ces deux esprits, toujours si indépendans, ou, comme disaient leurs adversaires, si entiers et tranchans, étaient pleins d’une déférence respectueuse pour leurs mutuelles convictions. Dans leurs entretiens, mêlés de graves et calmes discussions, ils se corrigeaient et s’équilibraient pour ainsi dire l’un l’autre, et malgré la divergence fréquente de leurs vues, Milutine ne s’étant jamais inféodé à aucune école, ils

  1. Le portrait de l’illustre écrivain, récemment tracé par une plume allemande déguisée en russe, est à cet égard comme à plusieurs autres assez peu fidèle (Russland vor und nach dem Kriege, auch aus der Petersburger Gesellchaft ; Leipsig, 1879.) Samarine était du reste de tous les écrivains russes le moins bien vu des Allemands pour son célèbre ouvrage sur les provinces Baltiques de la Russie.