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figure sombre de Milutine s’illumina pour se rembrunir bientôt. Il ne se sentait pas le courage d’inviter ses amis à une pareille œuvre, surtout après l’espèce de désaveu qui leur avait été infligée pour l’émancipation des serfs. Puis, il savait Samarine au moins décidé à repousser toute fonction officielle ; il se rappelait que l’été précédent encore, Samarine lui écrivait qu’à ses yeux le rôle le plus utile était en province et qu’il ne l’échangerait contre nul autre[1]. Milutine avait cru deviner là un avis discret de ne songer à son ami pour aucun poste d’aucune sorte. Le prince Dmitri O. était proche parent de Samarine ; il crut pouvoir se porter garant de la bonne volonté de son cousin et fit si bien qu’il partit emportant pour lui une lettre de Milutine, lettre qu’il se chargea de lui faire remettre sans l’intermédiaire toujours suspect des employés de la poste impériale.


N. Milutine à G. Samarine,


« Saint-Pétersbourg, 4/16 septembre 1863.

« Après bien des pérégrinations, nous sommes enfin rentrés au pays, très honoré Iourii Fédorovitch. Vous avez promis de venir nous voir à Pétersbourg aussitôt que vous auriez appris notre retour. Cette pensée me souriait (oulybalas) tout le temps de notre long, pénible et ennuyeux voyage. A peine arrivé ici, je me suis trouvé en présence de circonstances qui me font désirer encore plus ardemment une très prompte entrevue avec vous. Je ne puis en dire davantage. Sachez seulement qu’il s’agit encore de la question des paysans, pour laquelle nous avons, ou plutôt vous avez déjà fait tant de sacrifices. Si vous en avez la moindre possibilité, hâtez votre arrivée ici, je vous le demande avec instance. Il se peut que j’aie moi-même bientôt à repartir et il serait extrêmement fâcheux de nous manquer. J’espère qu’on va me laisser une dizaine de jours au moins de tranquillité. Pouvez-vous dans ce délai venir ici ? Je vous dirai seulement que cela est extrêmement urgent.

« Ne sachant pas l’adresse de Tcherkasski en ce moment, je me décide à vous prier de lui communiquer cette lettre ; elle est pour

  1. Lettre du mois de juin 1863. C’était là du reste chez Samarine une idée fixe. Dans une lettre non datée, mais de la même époque, il disait encore à Milutine, avec son style imagé habituel : « Les deux années que je viens de passer à l’intérieur du pays m’ont profondément convaincu que c’est là, en province, qu’est aujourd’hui la sphère d’activité la plus utile… Pour ce qui me concerne, je ne l’échangerais pas contre aucune autre. En élaborant les plus beaux plans d’édifice législatif, il ne faut pas oublier les matériaux de construction qui nous font souvent défaut. Ce sont les briques qui nous manquent, et les briques se frappent pièce à pièce. »