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Milutine sortit du cabinet impérial, ayant entendu bien des choses flatteuses pour son amour-propre, mais plus triste et découragé qu’il n’y était entré, n’ayant pas donné son consentement à l’empereur, mais sentant qu’il ne pourrait le lui refuser jusqu’au bout.


II

Les huit jours qui suivirent furent pour Nicolas Alexèiévitch une semaine d’angoisses. Ses amis assurent qu’au temps même des luttes les plus acharnées de l’émancipation, ils ne l’ont jamais vu si abattu. Conformément aux ordres du souverain, il se plongea dans l’étude des documens qui lui avaient été remis à Tsarkoé-Sélo et en outre dans les dossiers relatifs à la Pologne des divers ministères. Cette lecture n’était pas faite pour vaincre sa répugnance et dissiper ses perplexités. Dans ces dossiers, il rencontrait tour à tour des intentions généreuses, transformées par la fatalité de la situation ou par les fautes des hommes en utopies stériles, et des sévérités intempestives ou mal réglées, procédant par accès et rendues inutiles par le défaut d’esprit de suite. Partout la confusion, la contradiction, l’absence de tout programme, de tout système défini. Souvent, aux momens les plus graves, un échange oiseux de vides et formalistes correspondances bureaucratiques, en Pologne comme ailleurs, une des plaies de l’administration russe. A ses yeux, il n’y avait dans tout cela qu’illusions et aveuglement à Saint-Pétersbourg, illusions et mensonges à Varsovie. Ce qui le frappa surtout, c’est que, dans ces paperasses officielles ou ces rapports confidentiels, il crut découvrir les traces d’une secrète connivence et comme d’une entente ténébreuse entre le comité révolutionnaire de Varsovie et certains bureaux du ministère de Pologne à Saint-Pétersbourg, où se trouvaient des employés polonais.

Les nouvelles de Varsovie étaient peu encourageantes. Dans les campagnes du royaume sévissait toujours l’insurrection ; dans la capitale, c’étaient des bombes Orsini, l’incendie de l’hôtel de ville et des archives, des assassinats en pleine rue, un attentat sur la personne même du gouverneur général, le comte Berg. L’occulte gouvernement révolutionnaire semblait maître du pays. Ce qui faisait reculer N. Milutine, ce n’étaient cependant pas tous ces périls, c’était sa répugnance à participer à une tâche répressive pour laquelle il ne se sentait aucune vocation ; c’était également la crainte d’user, sans profit pour le pays, des forces dont il eût pu faire un meilleur usage en Russie, où il voyait tant de choses à entreprendre.