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gagner à l’aide de quelque allégement de ses charges ou de quelques lois agraires, était-ce à un homme entièrement étranger aux affaires polonaises d’être chargé d’une aussi délicate mission ? »

Et Milutine exposait avec feu au souverain qu’il manquait personnellement de toutes les connaissances indispensables à une pareille tâche. Ignorant du pays et de la langue, ignorant des mœurs, des coutumes, des traditions du peuple polonais dans le passé, il ne pouvait, disait-il, en comprendre ni les besoins présens ni les aspirations pour l’avenir. Il ajoutait, que pour s’occuper du paysan polonais avec sûreté, il lui faudrait autant de temps et de travail qu’il en avait consacré au paysan russe. Ne pouvant se mettre en relations directes avec le peuple, il serait toujours dans la dépendance d’intermédiaires, pour la plupart hostiles ou corrompus, il serait fatalement la dupe des Polonais qu’il devait administrer. « Je serais aveugle, sourd et muet, » s’écriait-il avec douleur, et pour le bien même de la Russie, il suppliait l’empereur de lui épargner cette tâche, le conjurant de ne pas renouveler les fautes si souvent commises, en envoyant à Varsovie un fonctionnaire incapable de diriger les affaires polonaises et condamné d’avance à n’être qu’un automate, couvrant les fautes de ses subalternes ou un jouet aux mains des intrigues locales.

Toutes ses supplications furent vaines. Les résolutions de l’empereur étaient prises, et les instances de Nicolas Alexèiévitch ne faisaient que l’y confirmer en montrant au souverain la sincérité, la droiture, la modestie avec la raison et le sens pratique de l’homme qu’il avait choisi. Milutine eut beau représenter qu’il avait passé sa vie à des travaux de bureau, qu’il était incapable d’un pareil service, que les mesures répressives inévitables dans un pays insurgé, étaient contraires à son caractère comme à ses convictions, à son tempérament, à sa santé même, encore nerveuse et ébranlée ; aucune de ses objections ne demeura sans réponse. Il fut assuré qu’on lui donnerait tous les moyens de s’instruire de la question et que les mesures de rigueur, confiées aux autorités militaires, seraient entièrement étrangères à l’administration dont il devait être chargé.

En parlant des fonctionnaires de Pologne, l’empereur se plaignit amèrement de la corruption de certains employés russes dans le royaume et en Lithuanie, et il dit avec émotion à Milutine : « Au moins avec toi, cette honte me sera épargnée. » En le congédiant, le souverain lui remit les mémoires et les correspondances de Pologne, entassés sur son bureau, et lui donna huit jours pour en prendre connaissance. Ce délai passé, Nicolas Alexèiévitch reçut l’ordre de venir rapporter à Tsarsko sa réponse définitive.