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des campagnes, d’ordinaire resté sourd aux appels des insurgés, que le tsar voulait se tourner ; c’était, selon lui, au fond de la plèbe rurale que le gouvernement russe devait chercher l’appui qu’il ne pouvait rencontrer ailleurs, et qui, mieux que l’ancien adjoint de Lanskoï, l’ennemi du dvorianstvo et l’ami du moujik, était fait pour une pareille besogne ?

Dès lors qu’il entrait dans cette nouvelle voie et embrassait ce nouveau système, l’empereur ne pouvait en effet mieux s’adresser. En revenant ainsi dans un intérêt défini et purement politique sur ses anciennes préventions, en puisant même dans ces préventions l’un des principaux motifs de son choix, Alexandre II agissait en prince libre de préjugés, en politique pratique et réaliste pour ainsi dire ; il donnait en tout cas une rare preuve de sagacité et de tact gouvernemental.

Tout n’était pas satisfaction pour Milutine dans cette marque de confiance du souverain. Il lui répugnait justement d’être toujours regardé comme un démagogue, de devoir à cette réputation même cet appel à une mission qui lui était si antipathique. Aussi se permit-il de représenter à l’empereur qu’on l’avait dépeint à sa majesté sous d’assez fausses couleurs, que pour être dévoué au bien du peuple et à l’égalité de tous devant la loi, il était fort loin de penser qu’on pût jamais gouverner sans le concours des classes éclairées, et en Russie notamment, sans le concours de la noblesse, aujourd’hui encore la seule classe cultivée.

Quant à la Pologne, N. Milutine partageait entièrement les nouvelles vues de son maître. Comme lui, il croyait la noblesse polonaise irréconciliable et il rappelait que, dans les cours et les capitales de l’étranger, il venait de la voir lui-même dénoncer sans trêve, par la parole et par la presse, le gouvernement et le peuple russes et leur chercher partout des ennemis. « En dehors de l’aristocratie et de la noblesse, sur quoi, disait-il, nous pouvons-nous appuyer ? Sur le clergé ? Mais il nous est encore plus hostile que la schliachta et il prêche des croisades contre le schismatique Moscovite. Sur la classe commerçante et les juifs ? Mais la Russie n’a jamais été bien libérale envers les israélites, et nous ne saurions, sans illusions prétendre à leur reconnaissance et à leurs sympathies. Sur l’administration et les employés du gouvernement ? Mais la plupart de ces derniers appartiennent à la petite noblesse polonaise ; beaucoup ont pris à l’insurrection une part ouverte ou clandestine, et l’on ne saurait se fier à eux pour l’exécution de lois qu’ils. sont intéressés à décrier et à voir échouer. Reste le peuple, reste le paysan ; mais comment et par quelle voie arriver jusqu’à lui ? Et en admettant qu’il ne nous soit pas hostile, qu’on puisse le