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révolutionnaires russes du dehors ou du dedans[1] tournèrent contre eux le sentiment national, se compromirent aux yeux des masses avec la Pologne, et partagèrent son impopularité. Cette attitude porta aux idées anarchiques et à l’ascendant de l’émigration de Herzen et de Bakounine un coup dont la propagande révolutionnaire ne s’est relevée que dans les dernières années. A cet égard, on peut dire que, par leur folle prise d’armes, les Polonais ont à leur insu rendu un service signalé au gouvernement contre lequel ils se soulevaient ; ils ont retardé de dix ou quinze ans l’éclosion des germes révolutionnaires déjà semés dans les écoles et les universités.

Les révolutionnaires et les anarchistes ne furent pas seuls affaiblis et vaincus avec la Pologne ; la défaite de cette dernière, ou mieux l’échec de toute tentative de conciliation avec elle, rejaillit en partie sur les libéraux à l’européenne, sur ce qu’on appelait en Russie les Occidentaux (Zapadniki) pour tourner au profit temporaire du parti qui se vantait plus spécialement du titre de national. Pour la Pologne, si ce n’est pour la Russie elle-même, c’étaient les vues de ce dernier qui devaient triompher.

Après l’insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wiélopolski, il était difficile que le gouvernement revînt envers les provinces de la Vistule à une politique de libéralisme et de concession, qu’à Pétersbourg et à Moscou l’on rendait responsable de tout le mal. Wiélopolski, malgré les gages qu’il avait donnés à la Russie, malgré sa conscription de 1863 qui, selon le mot de lord John Russell, était plutôt une proscription, Wiélopolski passait dans la foule pour un traître et était suspect au gouvernement qui l’employait. Le grand-duc Constantin lui-même, le prince le plus libéral et le plus éclairé de l’empire, n’était pas à l’abri des soupçons ou des attaques ; pour le malheur de la Russie, il avait perdu à cette loyale tentative la meilleure part de son influence et de sa popularité.

Au moment du retour de Nicolas Milutine, la Pologne, encore en insurrection, était la grande préoccupation du pays et du gouvernement. Que va-t-on faire de la Pologne ? allait bientôt demander, dans une célèbre brochure française, un spirituel publiciste des provinces Baltiques[2]. C’était la question que du golfe de Finlande à la mer Caspienne se posait tout l’empire, et d’ordinaire on y répondait d’une tout autre manière que le baron russe-allemand. La Pologne était aux flancs de la Russie une plaie toujours ouverte qu’il était manifestement périlleux de laisser s’envenimer. Par malheur, il ne se présentait pas, parmi tous les hauts

  1. D’après la Gazette de Moscou de M. Katkof, le groupe révolutionnaire, rallié dès 1861-1862, sous la devise de Terre et Liberté (Zemlia i Volia), était dans les provinces occidentales composé à la fois de Russes et de Polonais.
  2. Schedo-Ferroti, pseudonyme ou anagramme du baron Firks.