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qui peu de mois plus tôt semblait dévolue à Herzen et à la Cloche (Kolokot) de l’émigration révolutionnaire, était inopinément passée a la Gazette de Moscou et à M. Katkof[1].

Deux causes au fond bien distinctes, quoique aux yeux des Russes plus ou moins solidaires, celle de la Pologne insurgée et celle des révolutionnaires russes, s’étaient trouvées atteintes en même temps par cette rapide volte-face de l’opinion. C’était sur la Pologne naturellement, qui en était la cause et l’objet, que devaient retomber les premières conséquences de ce revirement de l’esprit public. Avant l’insurrection, les Polonais pouvaient compter sur la bienveillance d’une grande partie de la société russe, aux deux extrémités surtout et comme aux deux pôles de l’opinion, ainsi du reste que cela se voyait au même moment à l’étranger et en France même. Les conservateurs à tendances aristocratiques et les néophytes révolutionnaires de l’Occident nourrissaient également, pour des raisons diverses, à l’égard de la malheureuse Pologne, des sentimens de commisération, voire même de sympathie, dont avec plus de patience et d’esprit politique, les Polonais eussent pu, à la longue, tirer un bénéfice sérieux. Ces sympathies polonaises, l’insurrection de 1863 les étouffa dans l’immense majorité de la nation, qui ne pardonna pas aux Polonais ses inquiétudes pour son intégrité et sa sécurité. Déjà suspecte par d’imprudentes revendications, la Pologne redevint l’objet des colères et des haines nationales, elle redevint l’ennemi héréditaire contre lequel les patriotes moscovites prononcèrent leur Delenda Carthago. Ses anciens amis l’abandonnèrent ou se turent. Les révolutionnaires furent seuls à oser se dire encore amis de la Pologne et des Polonais.

« Le public est en général infiniment mieux disposé aujourd’hui que par le passé, » écrivait de Pétersbourg l’un des conseillers du tsar à Nicolas Alexèiévitch, quelques mois avant son retour de l’étranger. « Il n’y a plus que d’enragés nihilistes qui croient de leur devoir de manifester leur impartialité ou même leur sympathie à l’égard de la Pologne ; toute la masse des gens sensés montre un incontestable élan de patriotisme qui dément beaucoup des idées répandues à l’étranger par nos émigrés révolutionnaires et nos stupides touristes[2]. »

En prêtant à la révolution polonaise le stérile concours de leurs encouragemens publics ou de leurs vœux secrets, les

  1. Sur cette période, voyez, dans la Revue de 1863-1864, les remarquables études de M. Ch. de Mazade. Il est juste de dite que l’influence de Herten et de l’émigration avait déjà été singulièrement ébranlée par la façon dont avait été effectuée l’émancipation.
  2. Lettre du 9 mai 1863.