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et l’enceinte, après avoir marqué l’endroit où s’élèveront les monumens publics, faire affluer au lieu jadis désert la population qui lui donnera la vie ? S’il faut tout cela pour mériter le nom de fondateur, avouons que les treize années pendant lesquelles régna le fils de Philippe auraient dû posséder une fécondité qui tiendrait du prodige. Alexandrie ne fut réellement fondée que quatre années après le passage d’Alexandre en Égypte ; elle fut fondée le jour où l’on y amena l’eau du Nil. Deux siècles plus tard, elle comptait 1,500,000 habitans. Alexandre passa l’hiver à Memphis. Ce qu’il fit de plus sage pendant ce séjour, ce fut de laisser le gouvernement civil tout entier aux mains des Égyptiens et de se contenter d’occuper militairement le pays. Les Mantchoux, quand ils ont envahi la Chine, bien qu’ils n’eussent jamais lu ni Arrien, ni Quinte-Curce, ont imité d’instinct cet exemple. Ils s’en sont bien trouvés. La soumission est toujours facile à un peuple dont on respecte la religion, la langue et les usages. Il est vrai que, dans ce cas, ce sont les vaincus qui, la plupart du temps, absorbent les vainqueurs et finissent par les transformer à leur image.

Dans les historiens qui nous ont raconté la vie d’Alexandre, je me permettrai de constater, à ce sujet, une lacune. Ces historiens nous montrent volontiers leur héros sur le champ de bataille ; ils ne nous font pas assister à ses conseils. Nous voyons Alexandre entouré de généraux, de lieutenans intrépides ; nous ignorons quels ont été ses ministres. Le roi de Macédoine n’aurait-il pas eu de grand chancelier ? Le Thrace Eumène fut peut-être investi de ce rôle. Il avait été, pendant sept ans, le secrétaire de Philippe ; il conserva durant treize années encore les mêmes fonctions auprès d’Alexandre, et Cornélius Nepos nous apprend que les Grecs tenaient leurs secrétaires en bien plus grande estime que ne l’ont fait plus tard les généraux romains. Il me semble impossible que tant de dispositions sages, que tant d’ingénieux édits soient sortis d’un cerveau unique, alors même que nous supposerions ce cerveau surhumain toujours en travail. Charlemagne lui-même eût-il pu se passer du concours d’Éginhard ? « Moi seul et Bucéphale ! » cela peut suffire pour conquérir l’Asie, non pour la pacifier. Quand le conquérant avait exposé ses vues générales, il devait y avoir sous quelque tente voisine un modeste et patient labeur. J’entrevois d’ici, outre Eumène, toute une phalange de scribes courbés sur le papyrus ; j’aurais aimé à connaître les noms de ces obscurs ouvriers, de ces notaires royaux étrangers au métier des armes, qui passaient le rouleau là où avait appuyé la charrue. Ni le roi Ptolémée, ni Aristobule n’ont pris souci de nous entretenir de cette utile besogne. Je ne serai probablement pas le seul à le regretter.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.