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labeur pour un conquérant habitué à dissiper des armées en un jour, à subjuguer des provinces entières en moins d’une semaine ! Songeons maintenant à ce peuple qu’on assiège : il y va pour lui de la vie ou tout au moins de la liberté. Par liberté, nos générations heureuses entendent une somme plus ou moins grande de droits politiques ; la liberté signifiait jadis la seule condition qui pût rendre la vie préférable à la mort. Voyez dans Athènes même, dans cette Athènes si douce généralement à tout ce qui ne provoquait pas son envie, quel était, sans que les plus grandes âmes songeassent à s’en indigner, le sort de l’homme réduit à la servitude ! Dès que les juges, dans un procès obscur, éprouvaient le besoin d’éclairer leur conscience, ce n’était pas l’homme libre, c’était son esclave qu’ils faisaient comparaître pour l’étendre sur le chevalet. « Méthode judicieuse ! s’écrie dans un de ses élans d’éloquence Démosthène. Plus d’un témoin a été condamné pour imposture ; jamais esclave soumis à la question n’a été convaincu d’avoir déguisé la vérité. » Aussi l’innocence du maître mettait-elle un certain orgueil à s’affirmer par ce témoignage irréfragable : « Nous produisons nos esclaves et nous les livrons à la question ! » Que répondre à un argument qui montrait si bien la confiance de l’orateur dans la bonté de sa cause ? L’esclave n’était plus un homme ; il avait perdu sa personnalité, comme les malheureux vendus à Satan, perdaient au moyen âge, leur ombre. Il ne faudrait pas se laisser abuser par quelques dispositions législatives : quand la loi protégeait l’esclave, elle éprouvait le besoin de s’en excuser. « Non ! disait-elle, le législateur ne s’intéresse pas à l’esclave, mais le respect dû à la liberté eût été moins bien assuré s’il ne se fût étendu jusqu’à la servitude. » Que l’on comprend bien, après ces naïfs aveux, la rage frémissante de Spartacus et la défense énergique de Tyr ! La guerre est presque devenue un passe-temps depuis que les prisonniers ne servent plus qu’à faire éclater la courtoisie du vainqueur. Ne pourrait-on dès lors chercher et découvrir des divertissemens moins sanglans ?


III

Les Tyriens se sentaient condamnés ; les diversions sur lesquelles ils avaient compté leur faisaient défaut ; le désespoir seul pouvait prolonger la résistance. Le désespoir est encore une ressource pour des assiégés. Le môle d’Alexandre avançait moins vite qu’on n’eût pu le supposer ; depuis qu’on était arrivé à portée de trait des remparts, la tête de la digue devenait un posté périlleux. Les Tyriens s’étaient empressés d’accumuler de ce côté leurs machines,