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La mer est sujette à de soudains transports sur la côte de Syrie, et la vague y acquiert alors une force irrésistible. Une tempête du nord-ouest bouleversa tout à coup l’immense chaussée. Alexandre n’avait encore jeté qu’une ville dans les flots, il y transporta une forêt. En même temps qu’on précipitait des masses énormes de débris dans le canal, ou enfonçait des deux côtés, pour les contenir, de longs pilotis dans la vase. Protégées par ces estacades, les larges crevasses peu à peu se comblèrent, la digue se tassa et finit par s’asseoir solidement sur le fond. La tâche, dans le commencement, fut facile ; on n’opérait que dans les eaux basses, et les soldats, rangés sur le rivage, défendaient suffisamment les travailleurs. Le profondeur cependant peu à peu augmentait ; aux abords de la place, elle dépassa 5 mètres. Du haut des remparts, l’ennemi faisait pleuvoir une grêle de traits ; il fallut se mettre sur la défensive. Deux tours de bois, armées de catapultes, sont roulées à l’extrémité du môle ; on les couvre de cuirs verts pour les garantir des brandons enflammés. Les Tyriens useraient toutes leurs torches avant de réussir à communiquer l’incendie à ces peaux saignantes qui résisteront un jour au feu grégeois. Pourquoi n’essaieraient-ils pas des brûlots ? Un bâtiment de charge destiné à transporter des chevaux, — un hippagoge, -— est rempli jusqu’au bord de sarmens secs et de matières inflammables ; à l’avant, autour de deux mâtereaux qui surplombent la proue, se dresse en outre un immense bûcher. Sur cet amas de branches et de fascines on verse de la poix, on répand du soufre en poudre. Mais les mâtereaux, qu’en prétend-on faire ? Soyez tranquilles ! les mâtereaux aussi auront leur rôle. On les a garnis de deux antennes et, au bout de chacune de ces vergues, on a suspendu une vaste chaudière destinée à épancher, au moment voulu, sur la flamme ce que les artificiers de Tyr jugent le plus propre à l’alimenter. Tout le lest est passé à la poupe pour élever la proue autant que possible ; la machine infernale ainsi disposée, on l’attache solidement entre deux trières. Maintenant il faut attendre un vent favorable, un vent qui souffle directement vers la digue. La brise s’élève, les trières accouplées se mettent en marche ; en un clin d’œil le groupe arrive sur la tête du môle. Dès que le feu a été mis au brûlot, les équipages se précipitent à la mer et gagnent à la nage les embarcations de secours qui les attendent. Ah ! soldats de la Macédoine, vous vous attaquez à des matelots ! vous verrez, — nous l’avons bien vu nous-mêmes devant Sébastopol, — tout ce qu’un matelot a de ruses dans son sac. La flamme a enveloppé rapidement les tours, les deux mâtereaux consumés par le pied s’abattent, le torrent que déversent subitement les chaudières vient donner à cet embrasement une activité incroyable. La flotte des Tyriens se tenait prête ;