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plus grande intimité partager ces dîners du dimanche qui étaient réservés pour la famille et pour quelques amis politiques. M. Thiers lui montrait beaucoup de confiance dans ses conversations. Est-ce à dire que l’on fût toujours d’accord ? Il s’en fallait bien de quelque chose. Lanfrey avait grand’peine à prendre sur lui de cacher dans le salon de M. Thiers les jugemens qu’il continuait à porter sur la politique de M. Gambetta. Il le dénonçait comme exploitant chez le maître de la maison les rancunes du vieillard, afin de s’en faire protéger dans ses ambitions d’avenir. Il s’étonnait d’être resté seul à dire de l’ancien délégué de Tours ce qu’en pensait tout récemment encore ce même monde dont il était environné. Il laissait percer sa surprise de ce qu’à la place Saint-George, au lieu de se maintenir avec sérénité dans la haute situation acquise par la conduite tenue au temps de la guerre et par l’habile exercice d’un pouvoir presque absolu, on ne sût pas toujours s’interdire des accès d’humeur assez puérils contre le nouvel hôte de l’Elysée ou contre ceux qui allaient l’y visiter. Il s’affligeait de voir l’homme éminent « qui aurait pu se faire le conseiller de la sagesse, de la prudence, de la conciliation surtout, en croyant se servir des radicaux (qu’il n’estimait point parce qu’il les connaissait), se laisser, au contraire, mener par eux et devenir ainsi responsable de l’importance qu’ils ne pouvaient manquer d’acquérir un jour. » Parfois on se quittait un peu mécontens l’un de l’autre, et les petits froissemens ne faisaient pas défaut. De temps à autre, M. Thiers, peu ménager de ses paroles, blessait involontairement son interlocuteur, toujours plein de respect et d’admiration pour lui, mais assez peu endurant de sa nature et facilement susceptible. Un jour, c’était à propos des Mémoires de M. Odilon Barrot, qui avait raconté, en y attachant une importance exagérée, je ne sais quel grief qu’il pensait avoir contre l’ancien président du conseil du roi Louis-Philippe. M. Thiers avait commencé à s’en plaindre à Lanfrey dès son arrivée, avec une irritation extraordinaire qui ne fit que croître pendant tout le temps du dîner. Enfin, n’y tenant plus et s’adressant tout droit à Lanfrey, vers lequel il s’était penché : « C’est un impertinent, votre Odilon, oui, c’est un impertinent, un impertinent. » Tous les convives étaient stupéfaits. « J’ai entendu, et je le lui dirai, monsieur Thiers, » répondit Lanfrey. Une autre fois, c’était au sujet des campagnes de l’empereur Napoléon Iep que M. Thiers prenait Lanfrey à partie en y mettant une affectation que celui-ci trouvait presque blessante. Après dîner, nouvelle insistance avec un surcroît d’animation d’autant plus singulière que Lanfroy gardait obstinément le plus parfait silence. Cette petite scène provenait de ce que des indiscrets avaient