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que l’on peut raisonnablement demander, mais on a le droit de l’exiger. Et peut-être que si M. Delaunay, dans son rôle d’Alceste, M. Delaunay, qui connaît et qui sait la tradition, avait bien voulu s’y conformer, il nous le jouerait mieux. Que n’y met-il seulement, au lieu de se rouler en boule, comme il fait, et de hérisser ses piquans à l’approche de tout le monde, un peu de cette désinvolture et de cette grâce de facilité qu’il sait si bien mettre dans l’Horace de l’École des femmes ou dans le Cléonte du Bourgeois gentilhomme !

Il faut conclure. Nous ne savons ni ne voulons prévoir ce que la reprise, depuis si longtemps annoncée, de l’Iphigénie de Racine, nous apportera d’observations à joindre aux observations que nous suggérait cet hiver une assez méchante reprise du Cid. Hâtons-nous donc de louer aujourd’hui, par provision, ce qu’il est permis de louer. Médiocre dans le répertoire tragique et insuffisante, assez bonne dans le répertoire contemporain, — quoique nous nous promettions de montrer quelque jour que là même il y a plus à dire qu’on ne croit, — la troupe est bonne dans le répertoire comique, et s’il est possible qu’en d’autres temps tels ou tels rôles aient été tenus plus brillamment, de manière à contenter plus pleinement les spectateurs les plus difficiles, je ne pense pas que l’ensemble se soit montré souvent meilleur, plus remarquable de cohésion, j’ajouterai : d’émulation. Il y a là nombre de jeunes acteurs qui cherchent, et c’est déjà beaucoup que de chercher, même quand on ne cherche pas tout à fait dans la bonne voie. Nous croyons que, pour y rentrer, deux choses particulièrement seraient à faire, et deux choses qui se tiennent : l’une, de dire plus largement et de ne pas détailler Molière avec autant d’insistance, en y mettant force intentions et finesses qui ne sont pas dans Molière ; l’autre, de jouer un peu plus rondement et de n’avoir pas l’air trop souvent, dans presque tous les rôles marqués, d’officier sur la scène : quelques-uns même y pontifient.

Ce n’est pas le temps d’appuyer. À la vérité, pour célébrer ce deux-centième anniversaire, quelques-uns auraient désiré que, sans faire la part plus étroite à Molière, on trouvât quelque moyen de la faire plus large à tant d’autres et que l’on conviât à la fête quelques-uns de ses successeurs et de ses héritiers, Regnard ou Beaumarchais. Mais en y réfléchissant, c’est sans doute qu’en la circonstance la Comédie-Française a voulu, pour faire plus d’honneur à son passé, se montrer à son plus grand avantage. Elle y a réussi. Et tant qu’elle ne nous donnera que des représentations comme celles de cette semaine commémorative, passant condamnation sur les omissions ou même sur les tristes représentations d’Horace et de Britannicus, nous pourrons dire que, de ce côté du moins, la maison de Molière soutient assez bien ses glorieuses traditions. Il faudrait qu’on en pût dire autant de la maison de Corneille et de Racine.


F. BRUNETIERE.