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d’escalade nocturne et d’effraction ; — ne sont-ce pas là justement les ressorts qui servent aux combinaisons accoutumées des romanciers populaires et des dramaturges du boulevard ? Direz-vous qu’il ne manque pourtant pas de pièces gaies, dont la forme n’est pas plus divertissante que le fond n’en est inoffensif, aimable, heureux, et que je choisis mes exemples ? Oui, je les choisis, mais je les choisis, — notez ce point, — parmi les seules pièces qui demeurent au répertoire et qui vivent. Les autres, qui seront celles de Collin d’Harleville, par exemple, ou d’Alexandre Duval, il y a beau temps qu’elles ne sont plus qu’un souvenir, qu’un nom, qu’une ombre dans l’histoire du théâtre. Les comédies qui durent, ce sont décidément celles qui tirent en quelque sorte le rire des profondeurs de la sottise ou de l’impudence humaines. Comédies violentes, presque cruelles, intrigues ténébreuses, et qui vous feraient pleurer si la donnée n’en était tombée par bonheur entre les mains de l’un de ces hommes qui, comme dit Beaumarchais, d’un mot bien spirituel et bien profond, « se pressent de rire de tout, » et précisément « de peur d’être obligés d’en pleurer. »

De là résulte évidemment pour l’acteur une certaine latitude ou liberté d’interprétation. Sans doute, on n’aura pas le droit de nous transformer le Légataire universel en un drame sombre et répugnant, ce qui ne laisserait pas, à la vérité, d’être un peu bien difficile, ou, ce qui serait plus facile assurément, de métamorphoser le Figaro de Beaumarchais en un barbier précurseur de la révolution française, mais on aura le droit, je le crois, de pousser les rôles un peu plus au noir qu’on ne faisait jadis, vers 1708 ou 1788, et jusqu’à la limite où l’on risquerait, en glaçant le rire sur les lèvres, de dénaturer le sens même des œuvres. Or, combien cela ne sera-t-il pas plus vrai des rôles de Molière, bien autrement profonds, et complexes par suite, que les rôles de Regnard ou de Beaumarchais ?

J’ai quelque regret ou quelque remords de conscience à le dire si catégoriquement : la tendance que je signale n’est que trop prononcée depuis quelques années au Théâtre-Français, et c’est une manie que d’y tourner Molière presque au tragique : mais pourtant, il faut bien un peu s’y ranger, et l’on ne persuadera jamais à quiconque les aura médités qu’il n’y ait dans l’École des femmes, et dans Tartuffe, et dans le Misanthrope, et dans l’Avare, que de quoi rire,.. et puis s’en retourner coucher. Non certes ! ne faisons tort à Molière ni de sa belle humeur constante, ni de sa large et saine franchise, ni de la souveraine clarté de son bon sens ; — ne raffinons pas trop sur notre plaisir et ne nous en faisons pas comme qui dirait une souffrance exquise ; — ne boudons pas contre le rire et laissons-nous aller bonnement aux choses qui nous prennent par les entrailles. Mais reconnaissons aussi qu’il y a de la tristesse, bien souvent, et une tristesse amère, déguisée sous le rire de