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« Il est temps de finir, et j’aurais encore bien des choses à dire. Je ne sais si V. P. Botkine t’a transmis ma commission verbale. Comprend-on chez vous que, dans les deux derniers mois, le gouvernement a placé une question intérieure sur un terrain fort glissant où il est impossible de s’arrêter ? Comprend-on que les demi-allusions (polou-nameki), les demi-promesses, sans actes positifs, amèneront tôt ou tard à une collision ; — que pour la Russie il n’y aurait pas de plus grand malheur que de laisser échapper l’initiative des mains du gouvernement ; — qu’il serait temps d’y réfléchir sérieusement et de se rendre compte à soi-même de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas ? Quel dommage si, dès le principe, l’affaire tombait en des mains qui, par mauvaise foi ou par niaiserie, lui donneraient une fausse direction ! »

Les patriotiques anxiétés de N. Milutine s’expliquaient assez par l’ensemble de la situation de l’Europe et le mauvais vouloir des cabinets étrangers, par la durée de l’insurrection lithuano-polonaise et l’apparente impuissance du gouvernement russe, par les longues indécisions, les vagues desseins et les brusques résolutions de l’empereur Napoléon III, qui, à en croire les Polonais les mieux informés, conseillait alors sous main aux insurgés qu’il devait abandonner de tenir jusqu’au printemps suivant, comme pour se donner à lui-même, par cette inutile effusion de sang, le loisir de peser ses habituelles irrésolutions. Ce qui peut-être inquiétait le plus un esprit énergique et décidé comme Nicolas Alexèiévitch, c’étaient les atermoiemens et les hésitations du cabinet de Saint-Pétersbourg dans son attitude vis-à-vis de l’étranger comme vis-à-vis de la Pologne. Il redoutait une collision, et il eût voulu que le gouvernement la prévînt par une conduite nette et résolue dans les affaires polonaises. Ce qu’il demandait à la Russie, c’était d’adopter vis-à-vis de l’Europe et de la Pologne une direction ferme, droite, dont aucune considération ne pût la faire dévier. Il ne semblait pas se douter qu’à peine revenu à Pétersbourg, il allait être lui-même invité à mettre à exécution le programme qu’il ébauchait de Paris dans une lettre à l’un des conseillers du tsar. Il croyait donner des instructions pour autrui et ne prévoyait point que c’était à lui qu’allait être définitivement confiée la périlleuse mission de décider «  ce qui en Pologne était possible et ce qui ne l’était point,  » que ce traitement radical qu’en dehors de tous les palliatifs du moment il conseillait pour les provinces insurgées, c’était Nicolas Milutine qui devait être chargé de le prescrire et de l’appliquer.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.