Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attendre sans le provoquer lui-même le verdict des électeurs. D’autres raisons motivaient encore son abstention, et voici comment il les explique dans une lettre datée du 1er février 1871 :


Je voudrais pouvoir suivre votre conseil, mon cher ami, mais je crois pourtant que je fais mieux de rester. Vous savez à quels vils coquins j’ai affaire. Ils ne manqueraient pas de dire que je déserte mon poste ; qu’il y a du danger à Lyon ; que je me suis fait accord er une faveur ; etc… Je ne veux pas avoir à me débattre contre ces gens-là. Je vous enverrai ma profession de foi jeudi matin.


Cette profession de foi n’était point calculée pour apaiser « le concert d’aboiemens » que Lanfrey se savait bon gré d’avoir excité, peu de jours auparavant, par ses articles dans la Gazette du peuple. Tous les hommes d’opinion modérée votèrent pour lui ; le clergé catholique, pour lequel on ne saurait l’accuser d’avoir montré trop de préférence, lui apporta-t-il toutes ses voix ? On ne sait, mais on se rappelle encore en Savoie le mot de l’archevêque de Chambéry : « Qui m’eût dit que moi, cardinal Billiet, je voterais pour l’auteur de l’Église et les Philosophes au XVIIIe siècle ? » Quant aux démocrates avancés, demeurés intraitables, ils eurent la joie de faire échouer la candidature de Lanfrey dans son pays natal. Cet échec lui fut infiniment sensible. Trop orgueilleux pour se plaindre ou pour laisser seulement soupçonner la blessure, il en souffrit toujours cruellement. « Ses compatriotes l’ont rendu bien malheureux, me disait quelqu’un qui l’a mieux connu que personne, et les souvenirs de 1871 ne se sont jamais effacés. Chaque fois que quelque chose les lui rappelait, on voyait une expression douloureuse passer sur son visage attristé. On peut dire qu’il a été repoussé par les électeurs de son pays pour les qualités mêmes qui lui faisaient le plus d’honneur. »

Cependant une compensation était au même moment ménagée à Lanfrey et tout à fait à son insu. Le comité de l’union libérale des Bouches-du-Rhône, où jamais il n’avait mis les pieds, avait porté son nom sur la liste où figuraient ceux de M. Thiers, de M. Casimir Perier, du général de Charette. La revanche était éclatante. « Espérons qu’en apprenant cette nouvelle, s’écriait la rédaction du journal qui avait soutenu en Savoie la candidature de Lanfrey, espérons que la loge maçonnique et la préfecture de Chambéry rougiront de plus en plus de s’être coalisées aux dernières élections pour faire répudier par la majorité des électeurs de notre pays l’un de ses plus illustrés enfans, que la métropole du Midi est fière de compter au nombre de ses représentans. »