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Après deux ans de repos, je ne me considère pas en droit de solliciter un poste quelconque, et encore moins une sinécure. Je ne voudrais pas non plus, après tant de bontés de la part de l’empereur, lui donner lieu de croire que je profite de votre amitié dans des vues personnelles, que toute cette affaire a été arrangée par mes intrigues, antérieurement à mon retour, et m’exposer ainsi à des soupçons qu’en conscience je n’ai pas mérités et que je ne voudrais pas attirer sur moi.

«  Voilà mes craintes. Je vous écris franchement sans aucune arrière-pensée, et je vous prie de recevoir ces explications avec une égale cordialité et franchise. Si, après cela, l’affaire est telle que vous la supposez, et si l’empereur désire me confier la Bibliothèque, j’entrerai dans ce genre d’occupation tout nouveau pour moi avec une conscience parfaitement calme et une profonde reconnaissance. L’administration de la Bibliothèque, je le répète, satisferait tous mes goûts, tous mes désirs, car la passion (strast) des livres et de ce qui touche les livres ne m’a jamais abandonné et est plus forte chez moi que jamais…  »

En rappelant au ministre l’indispensable nécessité des connaissances techniques et d’instruction professionnelle pour certaines fonctions, Nicolas Alexèiévitch lui donnait à mots couverts une des leçons dont les gouvernans avaient le plus besoin, dans un pays accoutumé de longue date à voir distribuer les emplois civils sans égard à l’éducation ou aux aptitudes des fonctionnaires, sans autre souci que de respecter la hiérarchie surannée du tableau des rangs et la bizarre équivalence du tchine, qui peut faire passer un militaire de la caserne au palais de justice, et un légiste d’un comité législatif à un fauteuil de bibliothécaire.

Le projet du ministre de l’instruction publique n’eut pas de suite. Nicolas Alexèiévitch eût-il accepté les offres du ministre que la haine de ses ennemis de cour ne lui eût peut-être pas permis de se reposer dans ces modestes et tranquilles fonctions[1]. Milutine demeura quelques semaines encore à Paris, observant avec une

  1. Un de ses parens lui écrivait de Pétersbourg le 9/21 mai 1863 : « J’ai eu ces derniers jours un long entretien avec la grande-duchesse Hélène Pavlovna. Comme d’habitude, elle a beaucoup parlé de politique, du choix des hommes et particulièrement de la nécessité de te faire entrer de nouveau dans notre administration, chose en quoi je suis pleinement de son avis. Je regrette souvent qu’avec notre manque d’hommes (bezlioudii), tu sois laissé de côté. La grande-duchesse prétend maintenant pour toi au ministère des domaines, mais je lui ai dit qu’il n’y avait aucune chance de ce côté, parce que Z. (le ministre en fonctions), est en grande faveur. Pour ce qui est de la Bibliothèque publique, je trouve ta réponse à G. très régulière et raisonnable. Il ne fallait pas donner un refus catégorique, de peur de faire soupçonner que tu ne désires un poste qu’avec des vues ambitieuses. Mais je dois te dire que même pour cette place il y aurait peu d’espoir pour toi, parce que la combinaison de G., quant au baron. N et à D., ne réussira probablement pas, du moins maintenant…  »