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russe chargé de russifier, les provinces de la Vistule, ce fut un gentilhomme polonais, ambitieux de faire un dernier essai d’autonomie polonaise, qui reçut du tsar, la mission de gouverner le royaume. Le grand-duc Constantin était fait vice-roi (namiestnik) et, à la tête d’une administration exclusivement polonaise, était placé le marquis Wielopolski, l’un des rares Polonais qui eussent alors une idée nette des besoins de leur malheureuse patrie ou des nécessités de sa triste situation. Avec le grand-duc et Wielopolski, la Pologne retrouvait une chance de développement régulier et national que, pour son malheur et le malheur de la Russie, les partis extrêmes et les imprudentes excitations, de l’étranger devaient pour longtemps faire évanouir.

La lettre où Milutine, à peine remis de son voyage, annonce à sa famille cette brusque volte-face, a toute la valeur d’un document historique.


«  Saint-Pétersbourg, 16/28 mai 1862[1].

«… Enfin mon sort est décidé ! J’avais, dans l’attente de cette décision, retardé ma lettre de quelques jours, et à présent, je me décide à en remettre encore l’envoi jusqu’à vendredi, afin de l’expédier par un homme sûr jusqu’à Berlin. Cela me donnera, selon votre désir, la possibilité de raconter avec plus. de détails toutes mes aventures ici, sans craindre la curiosité des employés-de la poste.

« Ma présentation à l’empereur a été remise de jour en jour à cause des manœuvres et exercices militaires, etc., en sorte qu’elle n’a eu lieu qu’aujourd’hui à Tsarsko. Cependant, dès samedi, j’avais déjà eu un long entretien avec le grand-duc Constantin Nicolaiévitch. C’est à lui le premier que j’ai pu expliquer pour quels motifs je regardais comme impossible d’aller à Varsovie.

« Il ne m’a pas été difficile de le convaincre que, dans les circonstances actuelles, il n’y avait aucune possibilité d’administrer la Pologne quand on ignorait et les lois du pays, et ses affaires, et ses habitans, et ses coutumes, qu’on ignorait enfin (ce qui même est le plus important) la langue, sans : laquelle on ne saurait apprendre à connaître tout le reste. Ma démonstration a rencontré la plus vive sympathie, ce à quoi, du reste, je m’attendais, étant depuis la veille au courant des dispositions du grand-duc et de son entourage. Le fait est que le retard de mon arrivée ici n’est pas resté sans conséquences[2]. Le projet de l’empereur était arrivé aux oreilles des

  1. Lettre à sa femme.
  2. Ce retard, Milutine le dit ailleurs, avait été facilité par la lenteur du chemin de fer de Berlin à Saint-Pétersbourg, qui n’était pas encore ouvert à une circulation régu- (suite… ?)