maître de la situation au lieu d’être vaincu par elle. Vous montrerez à Saint-Pétersbourg la question sous son vrai jour et vous indiquerez la ligne de conduite à suivre à Varsovie. Je ne sais si vous accepterez ou si vous déclinerez la proposition de l’empereur ; mais en tout cas, c’est là une telle marque de confiance qu’il vous faut revenir immédiatement ici. Vous en allez du reste recevoir l’ordre formel. Le grand-duc Constantin Nicolaiévitch aurait une autre idée. Comme président du conseil de l’empire, il voulait demander votre nomination à ce conseil pour le 30 août, à la fin de votre cure d’été. Le grand-duc voudrait vous voir ministre de l’intérieur et envoyer à Varsovie Valouief, qui y a déjà été et sait le polonais ; mais il est évident que, pour les affaires de Pologne, l’empereur n’a pas confiance en Valouief. En tout cas, soyez assuré que le grand-duc vous appuiera de toute façon dans la voie que vous choisirez. Je suppose qu’il est inutile d’en dire autant de moi. »
Aucune proposition n’eût pu surprendre plus tristement Nicolas Milutine. Rien dans son éducation ou ses travaux ne l’avait préparé à une telle tâche. Tenant vis-à-vis des Russes à sa réputation de libéral autant qu’à celle de patriote, il envisageait avec terreur des fonctions qui, en le contraignant à recourir à des moyens de rigueur, devaient fatalement lui faire perdre son renom de libéralisme. Après un long séjour à l’étranger, au milieu d’une société qui, pour des motifs différens, sympathisait presque partout avec les infortunés Polonais, Nicolas Alexèiévitch ne se sentait aucune vocation pour prendre rang parmi ceux que la presse européenne appelait les bourreaux de la Pologne. Singulière destinée que celle des fonctionnaires d’un gouvernement autocratique ! du jour au lendemain, sans égard à leurs goûts, à leurs connaissances, à leurs aptitudes, ils doivent passer d’une fonction ou d’une carrière à une autre ; ils doivent, selon les circonstances, être libéraux ou révolutionnaires, faire de la compression ou de la révolution, sans avoir toujours le droit de consulter leurs propres sentimens, par ordre et par obéissance, jusqu’à un certain point même par devoir de sujet fidèle, et cela au prix de leur réputation, ou au risque en refusant d’être taxé d’indifférent ou de séditieux.
Milutine repoussa de toutes ses forces une nomination, l’attachant à un pays qui, selon ses propres expressions, « faisait à peine partie du sien[1], » à un pays dont la situation paraissait exiger des mesures rigoureuses, parfaitement étrangères aux travaux tout pacifiques et aux réformes législatives auxquels il avait voué sa vie. Dans cet appel à son énergie et à son habileté, il semble avoir vu, non peut-être sans quelque raison, moins une marque de confiance du
- ↑ Lettre à sa femme.