Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Savoie obéissait d’enthousiasme aux mots d’ordre venus de Tours, et détruisit de fond en comble ses chances électorales. Parler ainsi du maître qui disposait de tout, quel blasphème ! Les fonctionnaires de la nouvelle république n’en revenaient pas ? ils étaient prodigieusement scandalisés. Mais à l’indignation succéda bientôt la plus extrême surprise : M. Gambetta n’avait point voulu se sentir blessé par les paroles qui l’avaient cruellement visé. Soit habileté, soit insouciante générosité, et ce qu’on dit de son caractère rend probable le mélange de ces deux mobiles, il préférait, quel que fût le grief personnel, employer au profit du pays en détresse et de sa propre politique un adversaire qui, aux heures de la défaillance presque universelle, faisait, même contre lui, ses preuves d’énergie. Le préfet de Chambéry fut chargé d’offrir à Lanfrey la préfecture du Nord. Ce calcul, si calcul il y avait, fut trompé. Lanfrey n’était pas homme à céder ni à rompre d’une semelle dans la lutte qu’il avait engagée. N’avait-il pas dit qu’il n’accepterait que des fonctions électives ? Il refusa donc formellement ce poste important, comme naguère, à plusieurs reprises, il avait décliné le grade d’officier proposé par le chef de son bataillon, le comte Costa de Beauregard. Le métier de simple soldat ne lui déplaisait point. Aussi longtemps qu’on se battrait quelque part, il n’en voulait pas d’autre. Plus que jamais jaloux de sa farouche indépendance, il s’était juré que la perspective d’une situation considérable, si séduisante qu’elle pût être, ne lui ferait point déposer, tant qu’il pourrait s’en servir, son fusil de volontaire et sa plume d’écrivain. Mais laissons-le raconter lui-même ses aventures à cette amie qui l’appelait habituellement du nom de Ferocino et dont l’intérêt ne lui. fit point défaut dans cette circonstance de sa vie.


Chambéry, 9 janvier 1871.

… Vous avez vu, chère madame, comment mon attente au sujet des élections avait été trompée par les contre-ordres venus de Tours. Mon histoire dès lors est des plus simples. Connaissant de longue date l’esprit bienveillant qui caractérise tout bon démocrate, et désireux de sauvegarder avant tout ma liberté d’opinion et mon droit de franc-parler sur toute chose, j’ai voulu faire strictement l’équivalent de ce que j’aurais fait si j’étais resté à Paris, et je me suis engagé comme volontaire (hélas ! sans illusion) dans la garde mobilisée, alors en formation. Il y a de cela deux mois et demi. Depuis ce temps, nous n’avons pas bougé d’ici, faute d’armes, car on n’avait à nous donner que des fusils de l’année 1792. Les inepties de tous genres que j’ai vu commettre par