Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’espérais que son retour changerait la marche de cette absurde affaire ; mais je suis encore déçu dans cet espoir. Si les détails de cette histoire universitaire vous intéressent, vous les trouverez dans les journaux anglais, qui les ont donnés d’une manière assez fidèle. A mes yeux, ce n’est pas l’affaire elle-même qui est au premier plan ; mais cet épisode met en pleine lumière la difformité (bezobrazie) de la situation générale. Jamais l’autorité n’avait encore montré une telle inintelligence des affaires, une telle pusillanimité, une telle absence de tout autre motif et de toute autre notion de gouvernement que la police extérieure…  »

Ce violent désespoir, qui à distance semble empreint d’exagération, s’explique par les faits, par l’émotion même des esprits, en un moment d’irritation où les plus remarquables professeurs donnaient leur démission. Une troupe d’étudians ou, comme le disait un autre correspondant de Milutine, une poignée de gamins désarmés avait tenu pendant huit jours toute la capitale en émoi. Le mécontentement des étudians avait des causes futiles, aisées à éviter avec un peu de prudence. Leur colère provenait de nouveaux règlemens universitaires qui, entre autres vexations, exigeaient que les jeunes gens présentassent leurs papiers à l’ouverture des cours d’automne. Cette exigence, que beaucoup des nouveaux venus ne pouvaient remplir à temps, avait donné lieu aux premiers troubles et à de tumultueux rassemblemens grossis comme d’habitude par les désœuvrés et les curieux. Un jour il y eut dans la cour de l’université, dont on avait fermé les portes, une scène de désordre toute nouvelle en Russie et qui ne prît fin qu’à l’arrivée d’un des ministres accompagné de soldats. L’un des correspondans de Milutine lui décrivait ainsi cette scène de désordre[1] :

«… Des orateurs montés sur un tas de bois de chauffage gesticulaient et péroraient en présence des curieux, de la foule et des dames. Il va sans dire qu’on a mis fin à ce tapage, mais non sans lutte et sans beaucoup d’arrestations. Il y a plus de trois cents étudians à la forteresse. Une enquête est ouverte pour l’examen de l’affaire, mais elle est difficile à mener, ne fût-ce que faute de témoins, car naturellement le public oisif a disparu, et les étudians non impliqués dans l’affaire ne veulent pas porter témoignage contre leurs camarades. Quelle sera la fin de ces curieux et tristes événemens ? C’est difficile à prévoir. Le pire de l’affaire, c’est qu’on commence à n’y plus penser et à s’occuper d’autre chose. En attendant, l’université est en pleine désorganisation, les étudians ne suivent plus leurs cours, plusieurs professeurs ont présenté leur démission…

  1. Lettre de Saint-Pétersbourg datée du 28 novembre (10 décembre) 1861, dont je ne possède qu’une traduction française.