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Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand état s’il en perd un petit.
Le pauvre y vit des vanités des grands.


Rousseau lui-même croit que « le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres. » Il ajoute, il est vrai : « Mais s’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres. » Ce qu’il faudrait surtout extirper de l’opinion, c’est cette erreur fondamentale de croire que le luxe est économiquement utile parce qu’il alimente le travail. Ce qu’on devrait bien comprendre, c’est que l’ostentation, l’oisiveté et la débauche gaspillent les ressources qu’on pourrait si avantageusement utiliser ailleurs. Ce n’est pas de sitôt que la morale fera respecter ses prescriptions ; mais que du moins on ne s’imagine plus qu’en dévorant le capital dans sa source, c’est-à-dire en coupant le blé en herbe, on rende service à ses semblables.

Le troisième côté par lequel on peut considérer le luxe, c’est le côté juridique. On peut se demander, en effet, si le luxe est compatible avec le droit et avec la justice. La tradition chrétienne tout entière répond négativement. Que de passages de l’Évangile à citer en ce sens ! Lazare est reçu dans le sein d’Abraham, tandis que le Riche est précipité dans la géhenne. Il est plus facile de faire passer un chameau, — ou un câble de poils de chameau, — par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le ciel. « Malheur à vous, riches, car vous trouvez votre félicité sur la terre ! » Le luxe, qui est l’emploi égoïste et déréglé de la richesse, est donc absolument condamné par la morale chrétienne. Les pères de l’église admettent une sorte d’égalité de droit. Ceux qui ont du superflu ne peuvent légitimement en disposer pour eux-mêmes. Ils doivent le partager avec ceux qui manquent du nécessaire. Comme le dit Salvien, le riche n’est que l’économe du pauvre. M. Baudrillart cite un passage du sermon de Bourdaloue sur l’aumône, où cette doctrine se trouve exposée avec une grande précision : « Selon la loi de nature, dit l’orateur, tous les biens devaient être communs. Comme tous les hommes sont également hommes, l’un par lui-même et, de son fonds, n’a pas de droits mieux établis que ceux de l’autre, ni plus étendras. Ainsi il paraissait naturel que Dieu leur attribuât les biens de la terre pour en recueillir les fruits, chacun selon ses nécessités présentes… Quand le riche fait l’aumône, qu’il ne se flatte pas en cela de. libéralité, car cette aumône, c’est une sorte de dette dont il s’acquitte, c’est la légitime du pauvre qu’il ne peut refuser sans injustice. » A l’inégalité et au luxe qui en est la conséquence, l’église n’a indiqué qu’un remède : l’aumône et toujours l’aumône. Mais