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nouveau moyen de production. Toute consommation est au fond un troc. Vous livrez une valeur existante : que recevrez-vous en échange ? De quoi fortifier le corps et élever l’âme ? Bonne affaire. De quoi surexciter l’orgueil et la vanité, c’est-à-dire pire que le néant ? Mauvaise affaire.

De ce qui précède, il résulte que l’état fait une chose insensée et coupable, quand il pousse par « des frais de représentation » ses fonctionnaires à donner l’exemple du luxe ; car il met obstacle à l’accroissement du capital, par suite à l’essor de l’industrie et à la hausse des salaires. Il est désirable au contraire que ceux qui représentent les pouvoirs publics mènent une vie simple et même austère. A cet effet, dans les démocraties, comme en Suisse et aux États-Unis, la différence entre les traitemens est moins grande que chez nous. Les emplois inférieurs sont mieux rétribués et les supérieurs le sont moins. Les subsides que les villes accordent aux théâtres méritent toute la désapprobation que les économistes ne leur ont pas épargnée. J’admets les plus larges dépenses pour répandre les lumières, les saines notions de morale, ou le goût du beau. Mais qui oserait dire que la scène actuelle, sauf au Théâtre-Français, contribue à former le goût ou à élever l’âme ? Comme le dit Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les théâtres, l’argent du public est employé à ouvrir des foyers de mauvaises mœurs et une école de mauvais exemples. Est il juste que le pauvre paie les plaisirs du riche et qu’on impose des contributions pour assurer aux abonnés leur loge à moitié prix ? Trop souvent, au lieu d’un subside, ce qu’il faudrait, c’est la répression judiciaire pour outrage à la moralité publique. Ici encore, on invoque d’ordinaire l’argument que les représentations théâtrales « font circuler l’argent et aller le commerce. » Nous avons vu ce que ces prétextes contiennent de pernicieuses erreurs.

Ce sont ces idées, dont l’analyse économique n’avait pas encore dévoilé l’absurdité, qui expliquent les contradictions des écrivains du XVIIe siècle à ce sujet. En maints passages, Voltaire blâme le luxe, mais inspiré par une apologie alors célèbre du luxe, la fable des Abeilles, il en fait l’éloge dans le Mondain et dans plus d’un autre écrit. Les incohérences et les hésitations sont encore plus frappantes chez Montesquieu, car il avait pénétré au fond même du sujet. Il voit clairement que le luxe est une cause de démoralisation et de décadence, et cependant il est arrêté dans ses condamnations, parce qu’il croit, avec tout son siècle, que le luxe est une source de richesse. C’est ainsi qu’il dit : « Les modes sont un objet important. A force de se rendre l’esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce. » Voltaire, dans la défense du Mondain, reproduit la même idée :