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détournée des dépenses de luxe vers les dépenses utiles, entretiendrait le même nombre de travailleurs dans les campagnes que dans les villes. Mais elle y en fera vivre davantage, car, le salaire y étant moins élevé et la subsistance moins dispendieuse, avec le même argent on pourra payer plus d’ouvriers. En second lieu, la production des objets nécessaires et utiles est bien plus stable que celle des objets de luxe, parce qu’on se passe plus facilement de ces derniers que des premiers. Qu’une crise politique ou économique ébranle la confiance et ébrèche le revenu : c’est sur la satisfaction des besoins factices que porteront d’abord les économies, laissant sans occupation les ouvriers engagés dans les métiers de luxe. Nulle part non plus les changemens de la mode n’occasionnent plus de souffrances. J’ai sous mes yeux, dans nos campagnes des Flandres, les enfans et les jeunes filles qui font cette espèce de dentelles qu’on appelle des valenciennes. La mode s’est tournée vers le point de Bruxelles, d’Alençon ou de Venise, et les voilà réduites à un salaire très insuffisant et par suite à souffrir de la faim. Bien n’est plus triste que de voir le caprice de quelque couturière en renom venir briser ainsi le fuseau en ces doigts si délicats, si adroits et si diligens. Ainsi le luxe, qui arrête la formation du capital procure également moins de travail, et une occupation plus irrégulière que les consommations utiles.

Tout au moins, dira-t-on encore, il fait circuler l’argent. Autre non-sens. Cette circulation en elle-même n’a rien de profitable. Nulle part l’argent ne circule plus activement que sur le tapis vert de la roulette. Les uns perdent, les autres gagnent des millions ; mais où est le profit pour le pays ? A moins qu’on ne l’enterre dans une vieille marmite, l’argent circule toujours : ce qu’il importe de voir, c’est si, en passant de main en main, il a commandé des améliorations permanentes et satisfait aux vrais besoins de l’homme, ou si, au contraire, il a donné naissance à cette foule d’inutilités que réclament la sensualité, l’ostentation et la frivolité.

On tire un feu d’artifice de 200,000 francs : le philosophe, le théologien et l’économiste désapprouvent. Au contraire, les badauds applaudissent : l’argent ne reste-t-il pas dans le pays ? Nouvelle sottise. Sans doute l’argent reste, mais la richesse que ce numéraire représentait a disparu. Il y avait dans le pays deux capitaux, l’un en monnaie, l’autre en poudre qui pouvait servir à extraire du sol la houille et les minerais ou à percer les montagnes et les isthmes, pour donner passage aux navires et aux locomotives. Le feu d’artifice est tiré, il ne reste plus que la monnaie. Le second capital, s’en est allé en fumée. Consommer est toujours détruire. Ce qu’il importe de voir, c’est si cette destruction a donné, comme compensation, satisfaction à des besoins réels ou créé quelque