Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ligne droite du Portique, de la Thébaïde, ou même du tonneau de Diogène, vous feriez mourir de faim une foule de commerçans et d’artisans. Examinons l’objection sur le vif d’un exemple. Un riche banquier consacre à des dîners, à des bals, à des fêtes de toute espèce un million par an, et il entraine ses invités à dépenser trois ou quatre fois autant. Les marchandes de modes, les tailleurs, les confiseurs, les coiffeurs, les boutiques de comestibles, font des affaires d’or. Le public est enchanté : « Le commerce va bien. » Arrive un prédicateur imbu, non des théories relâchées de l’église actuelle, mais de la sainte rigueur des anciens pères. Il tonne contre le luxe. On l’écoute, on est touché, et chacun se réforme. Plus de bals, plus de festins. Partout règne l’austérité ; on se croirait chez les quakers. Quel sera le résultat d’un si grand changement ? Apparemment le banquier et tout son monde ne vont pas jeter leur argent dans la rivière. Qu’en feront-ils ? Certes ils voudront en tirer profit. Et comment ? L’un améliore une terre longtemps négligée : il plante, draine, ouvre des chemins et répare les bâtimens. Un second agrandit sa fabrique, un troisième prend des actions d’un chemin de fer et ainsi construit, pour sa part, quelques mètres de la voie. En un mot, tous font travailler et d’une façon utile et reproductive, puisqu’ils comptent retirer un intérêt de leurs placemens. Le même nombre de millions est dépensé, car on ne les enfouit plus en terre. Ils alimentent la même quantité de travail et font vivre le même nombre d’ouvriers, seulement ceux-ci sont occupés dans les campagnes, où on ne les voit pas, et non plus dans les ateliers du coiffeur, du confiseur et de la marchande de modes, où on les avait sans cesse sous les yeux. Il y a donc non suppression, mais déplacement d’occupation.

Maintenant voici où apparaît la différence pour l’enrichissement du pays. Quand les bougies du bal sont éteintes chez notre amphitryon, que reste-t-il ? Rien, si ce n’est souvent des vanités froissées, des estomacs fatigués et des nerfs surexcités. Le capital social a été doublement diminué en denrées et en forces humaines. Au contraire, quand les travaux utiles, qui ont donné autant d’ouvrage, sont terminés, il reste un champ drainé et mieux fumé qui portera plus de blé, une forêt mieux plantée qui donnera plus de bois, une nouvelle machine établie qui livrera plus d’objets fabriqués, un nouveau tronçon de chemin de fer construit qui transportera à meilleur marché gens et marchandises. Le pays se sera enrichi et il produira davantage. Donc l’an prochain les ouvriers seront mieux pourvus. Les denrées baisseront de prix, et pour mettre en œuvre le capital accru, on demandera plus de bras, et ainsi le salaire haussera. Des deux côtés ils profiteront.

Voici encore d’autres avantages. J’ai supposé que la même somme,