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de vue de la prospérité des peuples et se demander s’il y est favorable, comme on la prétend parfois.

C’est ici que l’erreur à ce sujet se présente sous sa forme la plus pernicieuse. Ceux qui se livrent aux dépenses de luxe s’imaginent qu’ils rendent service à leurs semblables, aux ouvriers surtout, et ceux qui gouvernent semblent le croire aussi, car ils accordent des allocations spéciales pour pousser certains fonctionnaires à donner l’exemple de ce genre de dissipations. Les notions les plus élémentaires de l’économie politique montrent combien cette idée est fausse. Le progrès de l’industrie dépend de l’accroissement du capital, et le capital naît de l’épargne. Les gaspillages du luxe, qui sont le contraire de l’épargne, loin de favoriser, arrêtent donc l’essor de l’industrie. C’est ici qu’il faut rappeler cette observation si juste de Stuart Mill : Demander un objet n’est pas fournir les moyens de le produirie. Je veux cette année acheter du velours, mais pour en fabriquer il faut des machines, des approvisionnemens de toute nature. Ma demande ne fournira pas ce capital. Il faudra qu’il soit apporté par quelqu’un qui, au lieu de consommer, aura épargné. On est donc utile aux ouvriers et on leur donne à travailler, non en consommant soi-même, mais en leur faisant consommer, pendant qu’ils créent les outils, les engins et les matières premières que réclame une fabrication nouvelle.

Le luxe, loin de contribuer à la hausse des salaires, y met obstacle. En effet, quand la rémunération des travailleurs s’élève-t-elle ? Quand le capital s’accroît plus vite que le nombre des ouvriers, ou, comme le dit si bien Cobden, quand deux maîtres courent après un ouvrier. Or, pour que ces deux maîtres puissent se disputer un ouvrier sur le marché du travail, il faut que chacun d’eux se soit formé un capital par l’épargne. C’est donc l’épargne et non les dépenses de luxe qui permettent de créer des fabriques nouvelles et d’employer ainsi plus de travailleurs. Sans doute, dans les pays très riches, le luxe n’empêche pas l’accroissement du capital, parce que le revenu est si considérable qu’il suffit aux deux. A côté de ceux qui dissipent se trouvent ceux qui épargnent. Quand on a 3 ou 4 millions de rente, on peut se passer quelques fantaisies et faire encore chaque année de petites économies. Avant la crise actuelle on estimait l’accroissement annuel du capital en Angleterre à environ 3 milliards. Ils sont employés à créer des entreprises nouvelles, non-seulement dans le pays, mais dans le monde entier. Toutefois n’est-il pas certain que, si l’épargne était plus générale encore, la mise en valeur du fonds productif universel et l’augmentation de la production générale suivraient une marche ascendante encore plus rapide ?

Mais, dira-t-on, vous ne nierez pas au moins que le luxe « fait