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vaut-elle le temps et l’effort nécessaires pour le produire ? Telle est la question qui aidera à décider chaque cas particulier. M. Baudrillart voit le luxe surtout dans le superflu. Je suis plutôt de l’avis de J.-B. Say, qui le voit dans ce qui est cher. Pour prendre les exemples cités par M. Baudrillart, un éventail japonais de 10 centimes, un miroir de quelques francs sont peut-être du superflu ; mais comme ils ne coûtent qu’une très minime somme de travail, la satisfaction qu’ils procurent vaut ce petit sacrifice. Quand le cultivateur boit son vin, qu’il vendrait peut-être quatre sous le litre, ce n’est pas du luxe. Quand un crésus boit du vin de Johannisberg à 40 francs la bouteille, la dépense est pour lui relativement moindre ; il n’en consomme pas moins l’équivalent de vingt jours de travail. Ces vingt jours ont été prélevés sur le temps total dont dispose l’humanité pour satisfaire à ses besoins essentiels, et quel avantage ont-ils procuré ? La dégustation fugitive d’un certain bouquet à peine appréciable par les plus fins palais. Nul n’hésitera à dire que c’est du temps mal employé. Ceci échappe à la foule sous les complications de l’échange, et néanmoins elle en a, pour ainsi dire, l’intuition, car elle s’indigne de certaines dépenses folles, même faites par ceux qui peuvent se les permettre sans se ruiner. C’est un gaspillage qui crie vengeance, dit-elle. C’est, en effet, le gaspillage du temps de l’humanité, alors que celle-ci souffre encore trop souvent du froid et de la faim. Que Dieu jette un regard sur cette terre, et qu’il y voie des millions d’hommes occupés à confectionner des, choses inutiles, comme des bijoux et des dentelles, ou des choses nuisibles, comme l’opium et les spiritueux, et à côté d’eux des millions d’autres hommes dans un dénûment extrême. Que notre race lui paraîtra sotte, puérile, barbare ! Elle passe son temps à se fabriquer des colifichets et des chiffons et elle n’a pas de quoi se nourrir et se vêtir ! Tel est aussi le jugement des pères de l’église éclairés par les lumières de l’Évangile et celui des pères de l’économie politique instruits par les analyses de la science, avant que les sophismes justifiant le luxe eussent envahi les chaires de nos églises et celles de nos universités.


III

On peut considérer le luxe à trois points de vue différens. D’abord pour l’individu isolé : en quelles limites la recherche dans la satisfaction des besoins est-elle utile au développement normal des facultés humaines ? Question de morale. En second lieu, jusqu’à quel point le luxe est-il utile ou nuisible à l’accroissement de la richesse ? Question économique. En troisième lieu, le luxe est-il compatible avec une équitable répartition des produits et avec le