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à multiplier et à raffiner sans cesse leurs besoins, et l’économie politique se mettrait ici en opposition complète avec les enseignemens de la morale tant antique, que chrétienne. Bastiat le comprend. « J’entends, dit-il, qu’on me crie : Économiste, tu bronches déjà. Tu avais annoncé que ta science s’accordait avec la morale, et te voilà, déjà justifiant le sybaritisme. » C’est ce qu’il fait sans nul doute. Et que répond-il à l’objection ? « O philosophe austère qui prêches : la morale, te contentes-tu de satisfaire les besoins de l’homme primitif ? » Cette réponse n’en est pas une. Qu’importe ce que fait le philosophe ? Il n’en est pas moins certain que Bastiat, ainsi qu’il le dit lui-même, déclare le sybaritisme nécessaire.

Voici comment il est conduit à cette déplorable contradiction, qui semble résulter, il faut bien l’avouer, des doctrines de l’économie politique orthodoxe. La machine abrège le travail : plus, par conséquent, les machines se multiplient et se perfectionnent, moins il faut d’heures de travail pour obtenir les mêmes produits. Diminuer les heures de travail, c’est diminuer la demande des bras et mettre un nombre croissant d’ouvriers hors d’emploi. Pour leur conserver de l’occupation, il faut donc qu’à mesure que les besoins actuels sont satisfaits avec moins d’efforts, de nouveaux besoins naissent pour utiliser les heures de travail devenues disponibles par le perfectionnement des engins mécaniques et des procédés techniques. C’est ainsi que « l’expansibilité » indéfinie des besoins est indispensable pour empêcher que le progrès indéfini de la science et de la mécanique ne supprime un nombre toujours plus grand d’ouvriers. C’est, en effet, le spectacle que nous présente le développement économique. A mesure qu’il a été pourvu plus facilement aux nécessités de la vie, les besoins factices ont commandé cette masse innombrable d’inutilités élégantes et coûteuses qui encombrent nos boutiques et qu’achètent de plus en plus les consommateurs. Il faut par conséquent, à moins de supprimer des machines, pousser au sybaritisme ou se résigner à l’élimination d’un nombre croissant de travailleurs. C’est ainsi que certaine économie politique s’inscrit en faux contre la morale traditionnelle.

Comme je ne puis admettre que les moralistes de l’antiquité et les pères de l’église aient eu tort de nous recommander de borner nos appétits et nos concupiscences, je crois qu’il doit y avoir à cette question des machines une autre solution que celle indiquée par Bastiat. A mon avis, la voici.

La machine produisant plus vite peut nous procurer ou plus de commodités ou plus de loisirs. Je prétends que, quand nos besoins rationnels seront satisfaits, ce qu’il faudra lui demander, ce n’est pas de créer du superflu pour satisfaire des besoins factices, mais du loisir pour cultiver notre esprit et pour jouir de la société de