Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Trimalcion ; de l’autre, saint Jean-Baptiste, vivant de sauterelles, ou saint Paul gagnant de quoi subsister en faisant des nattes, comme plus tard Spinosa en polissant des verres de montre. Le plus grand des artistes, Michel-Ange, disait à son ami Condivi : « Quoique riche, j’ai toujours vécu comme un pauvre. — Oui, lui répondit Condivi, vous avez vécu pauvrement parce que vous avez toujours donné richement. » Où se trouve le plus grand développement moral ? — Un certain degré de culture crée des besoins, un degré plus élevé en retranche. Tout ce qui est donné aux besoins rationnels est légitime et bon, parce qu’il faut bien entretenir les forces du corps, sans lesquelles le travail intellectuel devient difficile ou impossible. Mais ce qui est accordé aux besoins factices est immoral et mauvais, parce que c’est autant de pris sur le bon emploi du temps et de soi et des autres. Ces grands réformateurs qui ont changé en tout pays la direction de la pensée, Moïse, Socrate, le Bouddha, Jésus, ont vécu de peu. Ce n’est pas au sein des délices que s’allume la flamme qui purifie l’humanité. On pourrait presque dire que la grandeur morale n’est pas en proportion, mais en raison inverse des besoins[1].

Examinons un autre ordre d’idées. Bastiat, qui dans plusieurs de ses écrits, prêche la modération des désirs, dans ses Harmonies Économiques est entraîné, comme malgré lui, à justifier le luxe, et par une raison qui parait très sérieuse. « Il n’est pas possible, dit-il, de trouver une bonne solution à la question des machines, à celle de la concurrence extérieure, à celle du luxe, quand on considère le besoin comme une quantité invariable, quand on ne se rend pas compte de son expansibilité indéfinie. » Pour résoudre les questions économiques, il faudrait donc, d’après lui, pousser les hommes

  1. M. Renan a écrit à ce sujet une page qui ne s’oublie pas : « L’erreur n’est pas de proclamer l’industrie bonne et utile, mais d’attacher trop d’importance à certains perfectionnemens. En cet ordre de choses, le bien une fois obtenu, le raffinement est de peu de prix ; car si le but de la vie humaine est le bonheur, le passé, sans aucune de ces superfluités, l’a fort bien réalisé, et si, comme le pensent à bon droit les sages, la seule chose nécessaire est la noblesse morale et intellectuelle ; ces accessoires y contribuent pour assez peu de chose. L’histoire nous offre d’admirables développemens intellectuels et des âges d’or, de bonheur qui se sont produits au milieu d’un état matériel très grossier. La race brahmanique dans l’Inde a atteint un ordre de spéculations philosophiques que l’Allemagne seule de nos jours a dépassé, tout en restant pour la civilisation extérieure au niveau des sociétés les moins avancées. L’incomparable idéal de l’Évangile, où le sens moral se déploie avec de si merveilleuses délicatesses, nous transporte au milieu d’une vie simple comme celle de nos campagnes et où les complications de la vie extérieure n’occupent presque aucune place… Loin que les progrès de l’art soient parallèles à ceux que fait une nation dans le goût du confortable (Je suis obligé de me servir de ce mot barbare pour exprimer une idée peu française), il est permis de dire, sans paradoxe, que les temps et les pays où le confortable est devenu le principal attrait du public ont été les moins doués sous le rapport de l’art. (Essais de morale et de critique : La poésie de l’exposition.)