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futilités, il est inévitable que la moitié de la population manque du nécessaire. On empereur de la Chine disait : « Si un de mes sujets ne travaille pas, il y a dans mes états quelqu’un qui souffre de la faim et du froid. » Creuser un trou pour le remplir, broder un devant de chemise ou monter des pierreries, ce n’est pas au fond travailler, car ce n’est pas produire.

Ce que je reprocherais à M. Baudrillart, ce n’est pas d’être trop indulgent pour ce qu’il appelle « le luxe abusif, » mais c’est d’admettre qu’il en est qui ne le soit pas. A mon avis, luxe et abus sont synonymes. Le mot lui seul, me semble-t-il, implique une idée de blâme. Quant au « luxe abusif, » il l’attaque avec une éloquente énergie. Écoutez plutôt : « On a eu raison de faire un axiome de cette proposition : Le luxe amollit. On n’a pas eu moins raison d’ajouter : Le luxe corrompt. Il détruit la virile énergie des âmes par des goûts de jouissances et d’orgueilleuses frivolités. Il tue l’esprit de sacrifice sans lequel nulle société ne subsiste, il ôte à la fois l’impulsion vive au bien et la résistance au mal. On vit pour les plaisirs : plus de chose publique. Historiens et moralistes sont unanimes à montrer la dissolution amenée par le culte des aises et des raffinemens, et par l’abaissement des caractères qui en est l’effet. » « Plus que jamais de nos jours la propriété oisive et dissipatrice paraît une anomalie choquante. On ne comprend pas aujourd’hui des droits sans devoirs. Le luxe décrédite donc moralement la propriété, qui se dissipe en frivolités et en mauvaises œuvres. » Lisez encore cette belle page où M. Baudrillart résume le réquisitoire de Rousseau contre les villes, en regard duquel, ajoute-t-il, il faudrait toutefois placer la statistique des avantages qu’elles procurent et des vertus qu’elles développent. » Les villes sont des foyers de luxe et de corruption ! C’est là que les besoins sont surexcités par mille stimulans, que s’entassent toutes les délices qui n’attendent pas le désir, mais le provoquent. Là naît la contagieuse émulation des vanités et de tous les vices. Les arts frivoles s’établissent au préjudice des arts utiles, et ce superflu, qui sert seulement à quelques-uns, prime, étouffe les arts nécessaires qui sont profitables à tous. On y est à chaque instant frappé par le contraste révoltant du faste excessif et de l’extrême misère, par le spectacle des haillons et de la nudité qui y côtoient tout l’appareil de l’opulence. Là de splendides demeures ; ici pas même un foyer. Là le vice élégant et joyeux ; ici le vice brutal, le crime voulant à la fois se venger et jouir de cette richesse qui l’écrase. Partout la tentation ; des boutiques par milliers, remplies de tout ce que le pauvre n’a pas, étalant l’or, les bijoux, les toilettes. De là la haine, l’envie entrant dans l’âme du pauvre, la dévorant en secret pour faire de temps à autre explosion dans des