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différences à peine sensibles pour le vulgaire. La cherté ajoute à ces jouissances en joignant au charme de l’objet agréable par lui-même la saveur piquante de la difficulté vaincue. »

La vanité exalte la sensualité, mais souvent la sert très mal. L’extrême recherche et la trop grande abondance engendrent la satiété. Ainsi maintenant nos menus sont si chargés que la table des rois ne trouve rien à y ajouter, et toutes les variétés de vins fins défilent à la suite, de sorte que bientôt le palais blasé ne distingue plus rien, et qu’on mange au hasard. Qu’ils avaient plus de saveur et de charme, ces petits dîners d’autrefois, si bien dépeints par Brillat-Savarin, où l’on servait un vieux cru auquel on faisait fête, et quelque plat bien soigné, chef-d’œuvre de l’art culinaire, que les appétits encore ouverts savaient apprécier à sa juste valeur ! On dégustait tout avec componction, et au dessert éclataient en fusées les francs rires, les joyeux propos et la chansonnette. Pétillante gaité de nos pères, qu’êtes-vous devenue ? La poursuite des millions et le luxe vous ont tuée. L’homme n’a qu’un estomac, et, quoi qu’on en dise, ses besoins sont limités. On peut, sans trop de frais, accorder aux sens toutes les satisfactions réelles, et si l’on s’en tient au confort il ne ruinera pas. Mais ce qui coûte, c’est le désir de briller, l’ostentation. En celle-ci, en effet, il n’y a point de limites. Quand Cléopâtre avalait une perle dissoute dans sa coupe d’or, ou quand Héliogabale mangeait un plat de langues de rossignols, était-ce par sensualité ? Les progrès dans l’art de produire peuvent nous apporter l’abondance de tout ce qui est utile, mais quand il s’agit de se distinguer des autres, il faut à tout prix consommer ce qui est cher et rare, et par conséquent détruire, en un moment, le résultat d’un long travail. En ceci consiste le fond et la perversité inhumaine du luxe. À cette variété de la démence espérons que le bon sens finira par mettre ordre.

M. Baudrillart trouve au luxe une troisième source, l’instinct de l’ornementation. Comme il le dit fort bien, « cet instinct ne se confond pas avec l’ostentation, même quand il y confine, ni avec la sensualité, même quand il y sert. » Il fait naître les arts décoratifs et l’art industriel. Il est bien primitif chez l’homme, puisque les races préhistoriques, qui habitaient des cavernes à l’époque glaciaire, ont gravé sur des fragmens d’os la figure des rennes et des castors qui vivaient alors dans nos contrées. Sans cesse cultivé et affiné, il est devenu le sentiment esthétique, l’amour du beau qui a créé tous les arts, l’architecture, la sculpture, I-a peinture, la céramique. Loin de le condamner, il faut l’entretenir et l’élever, car dans nos monumens publics il devient un agent de civilisation et une source de jouissances pures, désintéressées, accessibles en même temps au peuple tout entier. Appliqué dans la vie privée à