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refuser aux caresses que le parti avancé ne manque jamais de faire à ceux qui rompent les liens officiels.

Durant trois ans, je subis cette influence profonde, qui amena dans mon être une complète transformation. M. Dupanloup m’avait à la lettre transfiguré. Du pauvre petit provincial le plus lourdement engagé dans sa gaine, il avait tiré un esprit ouvert et actif. Certes quelque chose manquait à cette éducation, et, tant qu’elle dut me suffire, j’eus toujours un vide dans l’esprit. Il y manquait la science positive, l’idée d’une recherche critique de la vérité. Cet humanisme superficiel fit chômer en moi trois ans le raisonnement, en même temps qu’il détruisait la naïveté première de ma foi. Mon christianisme subit de grandes diminutions ; il n’y avait cependant rien dans mon esprit qui pût encore s’appeler doute. Chaque année, à l’époque des vacances, j’allais en Bretagne. Malgré plus d’un trouble, je m’y retrouvais tout entier, tel que mes premiers maîtres m’avaient fait.

Selon la règle, après avoir terminé ma rhétorique à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, j’allai à Issy, maison de campagne du séminaire Saint-Sulpice, faire deux ans de philosophie. Je sortais ainsi de la direction de M. Dupanloup pour entrer sous une discipline absolument opposée à celle de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Saint-Sulpice m’apprit d’abord à considérer comme enfantillage tout ce que M. Dupanloup m’avait appris à estimer le plus. Quoi de plus simple ? Si le christianisme est chose révélée, l’occupation capitale du chrétien n’est-elle pas l’étude de cette révélation même, c’est-à-dire la théologie ? La théologie et l’étude de la Bible allaient bientôt m’absorber, me donner les vraies raisons de croire au christianisme et aussi les vraies raisons de ne pas y adhérer. Durant quatre ans, une terrible lutte m’occupa tout entier, jusqu’à ce que ce mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabolique : « Cela n’est pas vrai ! » retentit à mon oreille intérieure avec une persistance invincible. Je raconterai cela une autre fois. Je peindrai aussi exactement que je pourrai cette maison extraordinaire de Saint-Sulpice, où le XVIIe siècle se continue de nos jours sans une ombre de changement, et qui est plus séparée du temps présent que si trois mille lieues de silence l’entouraient. J’essaierai enfin de montrer comment l’étude directe du christianisme, entreprise dans l’esprit le plus sérieux, ne me laissa plus assez de foi pour être un prêtre sincère, et m’inspira, d’un autre côté, trop de respect pour que je pusse me résigner à jouer avec les croyances les plus respectables une odieuse comédie.


ERNEST RENAN.