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éclairés. Pour se donner l’avantage de plaire à quelques passions, à quelques préjugés de parti, on aura soulevé toute sorte de questions irritantes, fatigué pendant des mois l’opinion de polémiques faites pour aggraver toutes les divisions. On se sera exposé à soulever, non pas des résistances matérielles dont personne ne peut avoir la pensée, mais des contestations légales qui, en se multipliant, en allant retentir devant les tribunaux, peuvent certes devenir un embarras. On aura contristé, peut-être aliéné des croyances sincères, et on aura surtout offert ce singulier spectacle d’une république constitutionnelle répudiant le droit commun, se servant de toutes les ressources de l’arbitraire administratif pour conduire une campagne équivoque.

L’arbitraire est tentant pour ceux qui peuvent en disposer, on le sait bien. Que le cabinet ait trouvé le moyen commode et ait cru pouvoir s’épargner des difficultés sans Un en tranchant sommairement par la main de la police des questions délicates, c’est possible ; mais, on en conviendra, il est étrange qu’un régime qui a sans doute l’ambition de vivre par la liberté aille chercher ses armes dans les archives des gouvernemens d’absolutisme. M. le ministre de l’intérieur a fait préparer pour le tribunal des conflits des mémoires où il s’efforce de préciser la tradition législative, et il invoque particulièrement à titre d’autorité ce que Napoléon a fait, ce que Napoléon a écrit. « Monsieur Bigot-Préameneu, écrit Napoléon, je ne veux point de missions en France… Je ne veux point de sulpiciens. Je vous l’ai dit cent fois, je vous le répète pour la dernière. » Napoléon en a fait et en a dit bien d’autres. Il reste à savoir si, pour fonder un régime libre, le meilleur moyen est d’aller chercher des exemples dans l’histoire impériale, et si, par une politique de division intérieure, on laisse à la France toutes les forces dont elle a besoin pour remplir ses destinées.

Qui peut dire maintenant le dernier mot de cette singulière crise extérieure, de cet imbroglio oriental où l’Europe s’est engagée sans trop savoir où elle allait, sans avoir mesuré d’avance la portée de ses interventions ou de ses manifestations ? Qui se chargera de remettre un peu d’ordre dans ces inextricables affaires où les plus grandes puissances ont compromis l’autorité de leurs conseils en se plaçant dans l’alternative de rendre les armes devant une résistance facile à prévoir ou d’aller jusqu’au bout, jusqu’à de plus redoutables complications ? Telle est la situation créée à l’Europe par une politique hasardeuse, mal calculée, qu’on ne sait plus en vérité ce qui sortira de cette confusion.

Rien n’était cependant plus sensible que le danger des manifestations impératives, des menaces de coercition contre la Turquie, c’est-à-dire contre un état qu’on ne peut essayer de contraindre sans risquer de l’ébranler un peu plus et qu’on ne peut ébranler qu’en jouant la paix de l’Europe. Il était clair qu’on courait la chance d’aller au-devant de quelque mécompte ou de se laisser entraîner au-delà de toute