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la tradition, non plus que quand on nous montre un peu plus loin tout l’enfer, transporté de rage à la pensée que le sacrifice va s’accomplir, et Lucifer députant « Sathan » à la « femme Pylate » pour l’engager par un épouvantable cauchemar à détourner le préteur de condamner Jésus. Il y a là certainement, dans ces scènes épisodiques d’apparence, une intention théologique profondément marquée. Elle se marque encore plus clairement peut-être dans l’intervention tout à fait inattendue de Denis l’Aréopagite et d’Empédocle devisant sur les phénomènes dont le dernier soupir de Jésus a donné le signal par toute la terre, et concluant d’un commun accord :

Qu’il fault que le haut moniteur,
Dieu de la terre et gouverneur,
Sueuffre par aucune aventure,
Ou que la totale facture
Du monde, ainsi qu’elle est construicte,
Soit brief résolue et destruicte :


Que si d’ailleurs nous pouvions conserver l’ombre d’un doute, nous n’aurions qu’à lire le prologue du Mystère, prologue surajouté, qu’on ne jouait pas, mais que l’auteur écrivit pour bien expliquer ses intentions et marquer visiblement son but, qui est de : « montrer les différence du péché du deable et de l’omme, et pour quoy le péché de l’omme a esté reparé, et non pas celluy du deable. »

Tirons de là quelques conséquences. En premier lieu, je ne crois pas qu’il soit permis de dire avec M. Petit de Julleville, « que le mystère abuse du réel, qu’il est réaliste jusqu’à la trivialité dans la peinture des détails de la vie et dans le langage qu’il prête à tous ses personnages. » La trivialité du langage n’est pas, ou n’est qu’à peine, imputable aux auteurs des mystères. La faute en est à l’imperfection elle-même de la langue. Et de toute manière la trivialité du langage ne caractérise pas autrement les mystères que les fabliaux ou que les chansons de geste.

En second lieu, la peinture de ce que nous appelons la vie réelle n’est pas essentielle à la nature du mystère. Elle ne se mêle qu’épisodiquement à la légende pieuse, et, selon nous, c’est se méprendre que de dire que « le mystère admettait le comique, le familier, la bouffonnerie même, à côté de l’héroïque et du sublime. » Lorsque Arnoul Gresban mettait ces vers dans la bouche de l’une des saintes femmes :

Je congnoy très bien l’espicier :
Il est vray, veez la sa maison.
Il n’y a pas longue saison
Qu’il me vendit de l’ongnement.


et que là-dessus il nous la montrait marchandant les « denrées gracieuses » de l’épicier, je ne crois pas du tout qu’il voulût faire rire ni qu’il