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« Un soir, c’était dans le cabinet de Nestor Roqueplan, alors directeur de l’Opéra ; deux ou trois vieux habitués de l’Opéra étaient là, fumant et bavardant au coin de la cheminée, il y a bien de cela une vingtaine d’années. Roqueplan furetait dans de vieux papiers. « Tiens ! nous dit-il tout d’un coup, une feuille d’émargement des coryphées de 1838 ! » Les coryphées de 1838 ! un tas de souvenirs se réveillèrent dans le cœur des vieux habitués, et ils se mirent à chercher ce qu’elles avaient bien pu devenir, les coryphées de 1838. Ils retrouvèrent, celle-ci dans les chœurs de l’Opéra-Comique, celle-là gérante d’un hôtel meublé à Montmartre, telle autre avait épousé un agent de change et telle autre un comique du boulevard. Et des deux dernières coryphées qui avaient signé en 1838 sur le papier jauni, l’une était pairesse d’Angleterre et l’autre mercière à Dijon. »

L’Opéra-Comique tient un succès avec Jean de Nivelle. L’auteur, M. Léo Delibes, avant de frapper son coup d’éclat, comptait déjà parmi les meilleurs d’entre les jeunes. Vous sentiez en lui un de ces talens mesurés, délicats, dont le développement s’accomplit sûrement : ni systématiques, ni primesautiers, mais tendant à pas discrets vers le but qu’ils finissent toujours par atteindre. Ses pièces d’orchestre le signalèrent, puis ses ballets ; Coppelia, Sylvia, deux partitions d’un goût exquis, deux arabesques galamment enlevées de main de d’artiste. 'Le Roi l’a dit, son début à l’Opéra-Comique, fut un échec ; Jean de Nivelle est la revanche, et fort brillante, bien que son talent, plutôt sentimental de sa nature, y force un peu la note. Mais que voulez-vous ? l’orchestre attire, et quand on en possède toute la science, quand on en a, comme M. Léo Delibes, toutes les curiosités, il est assez difficile de résister. Quel musicien ne cède à l’attrait du chevaleresque ? Déchaîner les masses harmoniques, faire grand, il semble que plus la nature vous a doué de qualités aimables, plus vous avez en vous l’émotion douce, la grâce, la distinction, plus ce furieux désir vous enfièvre : tant de cris de guerre à la Roland ! de vacarme héroïque ! Les étendards de France et de Bourgogne inhumainement déployés à cette place où n’avait encore flotté que la bannière des chevaliers d’Avenel, vous en êtes parfois ahuri, et volontiers s’écrierait-on : Ramenez-moi aux carrières du Domino noir et du Postillon de Lonjumeau ; à quoi le directeur serait en passe de répondre : « Qu’à cela ne tienne, revenez demain. » Car, en effet, c’est Auber et Adam qui se chargent de faire les honneurs du spectacle les soirs où Jean de Nivelle se repose : excellente combinaison, grâce à laquelle ce théâtre, si déchu naguère, se relève insensiblement.

Un jour, de l’hiver passé, comme nous causions avec Verdi de la situation musicale en Italie : « Faites attention à Boïto, nous dit le maître, celui-là n’est pas seulement un musicien, c’est aussi un poète dramatique et des plus remarquables. » Quiconque serait curieux de vérifier